L’Iran pris au piège

Isolé, le pays est en proie à un retour en force des radicaux, au détriment d’une population qui voyait dans l’ouverture économique une occasion de s’émanciper.

• 19 juin 2019 abonné·es
L’Iran pris au piège
© crédit photo : ATTA KENARE/AFP

La vague a touché tous les quartiers de la capitale. Début juin, en quinze jours, la police des mœurs a imposé la fermeture de 547 restaurants et cafés de Téhéran pour « atteinte à la morale islamique ». Des lieux de vie où la musique et la mixité étaient tolérées et qui profitaient du vent d’ouverture au monde, levé dans le sillage de l’accord sur le nucléaire de 2015. Mais, au printemps 2018, Donald Trump a mis un terme à celui-ci, arguant qu’il était inefficace et reprochant à l’Iran ses velléités d’influence régionale – alors même que ce sont les États-Unis qui ont permis la montée progressive de l’influence iranienne dans la région en chassant du pouvoir ses opposants historiques : les talibans afghans, puis Saddam Hussein en Irak.

L’accord de 2015, par lequel l’Iran s’engageait à cesser son programme nucléaire militaire et à placer son programme civil sous contrôle international, en échange de la levée d’une partie de l’embargo économique permettait enfin à Téhéran d’entrer dans le concert des nations, après quarante ans d’ascétisme. Mais c’était compter sans la détermination de ses adversaires régionaux, au premier rang desquels Israël, qui fustige le soutien iranien au Hezbollah libanais et au Hamas palestinien.

Pour Bernard Hourcade, directeur de recherche émérite au CNRS dans l’équipe « Monde iranien et indien », ces reproches sécuritaires sont fallacieux: « L’Iran entretient des relations avec les chiites du Liban depuis le XVIe siècle ; le Hamas palestinien est financé à 90 % par le Qatar et personne ne lui dit rien ; même au Yémen le soutien iranien est minime. Les vraies menaces – Daech, le 11 Septembre, le Bataclan, etc. –, ce n’est pas l’Iran ! Au contraire : ce pays est notre allié dans la lutte contre le terrorisme. » Alors comment comprendre les raisons profondes de sa mise à l’écart ?

D’abord, dans l’exploitation politique qu’elle permet. En Israël, les plus radicaux, dont Benyamin Netanyahou, ont besoin d’un Téhéran infréquentable. Un Iran normalisé, c’est un Iran qu’on ne peut plus stigmatiser, un Iran influent au niveau politique, commercial, mais aussi sociétal. « Le plus grand danger pour la région… ce sont les femmes iraniennes, affirme Bernard Hourcade. Elles ont fait la révolution, elles ont l’expérience d’un islam politique, dont elles se détachent. Elles ont la plus grande sociabilisation du Moyen-Orient : les laisser se développer, c’est permettre aux Iraniens de devenir le modèle de la région. » Inimaginable pour l’Arabie saoudite, qui a toujours vu dans les aspirations démocratiques des citoyens du Golfe, agités par le « printemps arabe », la main déstabilisatrice de Téhéran.

Alors, malgré son rôle reconnu dans l’expansion jihadiste, le royaume wahhabite, premier importateur d’armes au monde, use de son levier commercial. Encouragé par les lobbys d’armement et les réseaux évangéliques pro-israéliens, Donald Trump ferme violemment la porte à Téhéran. En octobre 2018, soit quelques mois après son retrait, il signe un contrat d’armement pour un milliard de dollars avec Riyad…

Mais le président américain, en lice pour sa réélection en 2020, s’assure aussi du soutien indéfectible du camp républicain, historiquement anti-iranien. Il suit, par ailleurs, la position du Congrès, que Barack Obama avait ignorée en imposant l’accord de 2015 par le biais de décrets présidentiels. Enfin, il lance une féroce guerre économique contre l’Europe pour l’accès au marché iranien, soit 80 millions d’habitants, qui pourrait lui assurer le soutien de grandes entreprises américaines. Car dès la signature des accords « ces entreprises ont vu les Européens prendre les places en Iran, se souvient Bernard Hourcade. Les États-uniens n’y ont pas mis les pieds depuis quarante ans : il leur faut quatre ou cinq ans pour retisser des relations. Or, d’ici là, le marché sera pris. ».Réimposer des sanctions contre l’Iran, c’est couper l’herbe sous le pied européen.

D’autant que les Iraniens n’ont pas su faire en sorte que les intérêts économiques des Européens soient suffisamment importants pour que ceux-ci les défendent ardemment. « L’Iran n’a pas l’expérience de la mondialisation, explique Bernard Hourcade. Alors, quand il a fallu signer des contrats à 5 milliards de dollars, il ne l’a pas fait. Par méconnaissance, par méfiance et même par résistance économique, comme le prônait le guide suprême dès que les accords ont été signés. »

Résultat : quand Donald Trump déchire l’accord, les entreprises européennes n’exigent pas des responsables politiques de leurs États qu’ils engagent un rapport de force avec le plus grand pays du monde. L’Iran ne vaut pas la peine d’être défendu.Pire, Emmanuel Macron enfonce le clou en tentant d’imposer de nouvelles négociations sur les missiles balistiques iraniens. « La France ne cherche pas à rééquilibrer les rapports de force, confirme Azadeh Kian, professeure de sociologie à l’université Paris-Diderot, spécialiste de l’Iran. Les Iraniens ne peuvent faire confiance à personne. »

Les modérés iraniens n’ont pas réussi à saisir l’opportunité de la dynamique Obama. Par manque d’expérience internationale, mais aussi par manque de temps. « Quand Barack Obama arrive au pouvoir en 2009, il fait immédiatement un discours en direction des Iraniens. Mais il faut attendre 2013 et l’élection à la présidence iranienne du modéré Hassan Rohani [à la suite de l’ultra-conservateur Mahmoud Ahmadinejad] pour que le pays se saisisse de la proposition américaine et entame des négociations qui aboutissent aux accords de 2015 », rappelle Bernard Hourcade. Quand l’accord prend effet en 2016, Obama est déjà en fin de mandat. À l’arrivée de Trump, l’Iran est seul. La Russie, puissance régionale incontestable, ne s’engage pas dans le bras de fer. Même les Chinois, premiers clients des Iraniens, « lâcheront Téhéran dès qu’ils auront trouvé un accord commercial avec les États-Unis », affirme Azadeh Kian.

Aujourd’hui, les yeux sont braqués sur le Japon et Shinzo Abe, Premier ministre, en visite le 12 juin à Téhéran. Une première pour un chef de gouvernement japonais depuis la révolution islamique. Si leur objectif officiel est d’apaiser les tensions entre Iraniens et États-Uniens, les Japonais exercent surtout une diplomatie du pétrole. Ils achètent 5 % de ce dont ils ont besoin en Iran, quatrième producteur mondial. Comme la Chine, le Japon a obtenu de Donald Trump une permission temporaire pour continuer d’acquérir l’or noir iranien. L’Irak, dépendant de l’électricité et du gaz voisins, a lui aussi négocié une dispense. En échange, il a offert des contrats d’exploitation aux entreprises états-uniennes. Bernard Hourcade soupçonne le Japon de se faire le messager d’une proposition similaire auprès de Téhéran : « Exxon et Boeing ont tout à y gagner ! », et le pari anti-européen serait remporté. Mais accepter de donner un contrat contre des intérêts politiques va à l’encontre de toute l’histoire de la révolution islamique iranienne. « Ça fait quarante ans que les Iraniens refusent de faire cela ! » Particulièrement les plus radicaux.

Or, en sortant de l’accord de 2015, le président des États-Unis a redonné une vigueur inespérée aux plus durs du régime. « Ils sont d’autant plus crédibles que l’Iran des modérés a réellement fait un effort de négociation pour aboutir à cet accord, explique Thierry Coville, chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), spécialiste de l’Iran. Les radicaux étaient contre. Ils peuvent désormais dire : “On a essayé, regardez : ils utilisent cet accord pour nous mettre la pression.” » Le puissant ressort nationaliste est activé et la population pourrait faire front derrière eux. « C’est d’autant plus efficace qu’en Iran le nationalisme est historiquement fondé sur la résistance aux colonialismes et aux invasions que le pays a connues », affirme Thierry Coville.

Économiquement, le retour de l’embargo produit ses effets dévastateurs. L’inflation pourrait atteindre 40 % en 2019. Les prix explosent. Certains observateurs s’attendent à une mobilisation des classes moyennes paupérisées et à des remous sociaux, comme en 2017, avant la sortie de Trump. Mais beaucoup n’y croient pas. « Le régime peut beaucoup plus facilement dire que les manifestants sont manipulés par les Américains, déclare Thierry Coville. Les Iraniens sont désespérés. Ils vont courber l’échine, gérer la crise et survivre. » La société iranienne cherche pourtant toujours un moyen de s’exprimer. « Si elle ne le trouve pas, cet énorme potentiel va se dissoudre, se désole Bernard Hourcade. La mère qui a encouragé sa fille à faire de longues études et qui constate qu’à 35 ans elle est au chômage et sans enfant décidera logiquement de marier la seconde à 15 ans… » Quand le modèle d’émancipation ne fonctionne pas, le traditionnel, lui, est un recours sans faille.

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L'Iran le dos au mur
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