Quand la précarité devient la norme

Le cumul emploi-chômage peut être bénéfique pour relancer une carrière, mais aussi constituer un piège quand il enferme dans un cycle de contrats courts. Témoignages.

Erwan Manac'h  • 19 juin 2019 abonné·es
Quand la précarité devient la norme
© crédit photo : Riccardo Milani / Hans Lucas / AFP

Julien (*), 45 ans, enquêteur

« J’ai une longue histoire de travail intermittent. Notamment dans des instituts de sondage, pour lesquels je réalise des enquêtes par téléphone. C’est quelque chose que j’ai voulu à un moment : cela me permettait d’avoir du temps pour travailler sur mes propres projets (photo, cinéma, etc.). Ensuite, cela m’a permis de m’occuper de mes enfants. C’est plus économique que de prendre une nounou, mais je n’ai plus le temps de poursuivre mes projets professionnels. Aujourd’hui, cette précarité est davantage subie.

Les conditions de travail et les salaires se sont dégradés dans les instituts de sondage, pendant et après la crise. Ils ne recrutent plus que les personnes les plus précaires, même s’ils ont un volume à peu près constant de salariés. Ils dépensent beaucoup d’énergie et d’argent pour recruter et former en permanence des personnes qui ne restent jamais. Mais ce qui importe, pour eux, c’est de pouvoir continuer à traiter les gens comme des esclaves et de garder un turn-over important.

La défiance est réciproque. Pour les salariés, c’est impossible de tenir dans des boîtes comme celles-là. Même lorsque l’employeur leur propose un CDI, comme c’est son obligation après plusieurs CDD, beaucoup refusent. Sans les primes de précarité et les congés payés versés sur le salaire, les gens perdent 20 % de leurs revenus en acceptant un CDI. Il faut également se contenter de cinq semaines de congés payés, alors que les CDD permettent de faire des pauses en conservant des périodes de chômage. »

À lire aussi >> La macronie sacrifie les chômeurs

Antoine, 47 ans, directeur d’achats

« Le cumul emploi-chômage m’a permis d’accepter un travail avec une rémunération moitié moins élevée que dans l’emploi que j’occupais avant. Pôle emploi complétait. Je gagnais un peu moins, mais j’étais au travail, j’avais de nouveau une fiche de paye, je cotisais pour la Sécu et l’assurance chômage. C’est aussi beaucoup plus facile de retrouver un travail quand on est en poste. Après dix-huit mois à ce régime, j’ai démissionné pour un autre emploi mieux payé. Je n’ai plus besoin des compléments de Pôle emploi.

Sans ce système, un cadre qui a bien gagné sa vie aurait intérêt à rester chez lui en attendant la fin de ses droits pour ne pas perdre de revenus. En fin de compte, l’assurance chômage réalise des économies.

Je me suis aussi aperçu que trouver un boulot à 45 ans est un enfer sans nom. Nous sommes considérés comme trop vieux. Je m’en suis rendu compte en déposant mon CV sur deux plateformes d’emploi (Cadremploi et l’Apec), sans indiquer ma date de naissance sur l’une des deux. J’ai reçu quatre fois plus d’offres que sur celle où je mentionnais mon âge. »

À lire aussi >> Régime de choc et recul des droits

Pierre, 38 ans, expert

« Dans mon secteur, l’expertise en risques psycho­sociaux pour les représentants du personnel dans les entreprises, le CDD est quasiment une norme. J’enchaîne des missions de quelques mois, souvent pour le même employeur, et lorsque je n’ai aucune mission ou que je dois observer une période de “carence” entre deux CDD, c’est Pôle emploi qui me paye. J’utilise ces droits deux ou trois fois par an, au mois d’août, parce qu’il n’y a pas de mission et que je pars en congé, ou lorsque mes revenus sont inférieurs à mes droits au chômage (1 500 euros). Mais cela reste rare, car je gagne suffisamment bien ma vie.

Les entreprises du secteur du conseil tirent inconsciemment profit de ce système. Si je ne pouvais pas utiliser Pôle emploi par intermittence, je ne pourrais pas fonctionner comme je le fais aujourd’hui. Il y a beaucoup de free-lances comme moi pour qui c’est plutôt un choix. J’ai d’ailleurs refusé un CDI, car ce mode de vie me convient. Mais, depuis trois ans, les cabinets ont tendance à tirer sur la corde en négociant au plus serré le nombre de jours facturés. À nous ensuite d’organiser notre travail.

L’autre inconvénient, c’est que nous devons observer une précision chirurgicale dans notre relation avec Pôle emploi. Toute erreur se paye par une mise à la porte. Il faut être très vigilant et avoir de la trésorerie de côté au cas où Pôle emploi réclamerait des “trop-perçus” ou bloquerait les allocations. »


(*) Les prénoms ont été modifiés.

Travail
Temps de lecture : 4 minutes

Pour aller plus loin…

« La question du partage du travail fait son retour »
Entretien 20 mars 2024

« La question du partage du travail fait son retour »

Le sondage réalisé par l’Ifop pour Politis révèle qu’une très large majorité de Français seraient favorables à l’instauration de la semaine de 4 jours, à 32 heures payées 35 heures, dans le public comme dans le privé. Décryptage par Chloé Tegny, chargée d’études sénior de l’institut.
Par Michel Soudais
La semaine de 32 heures en 4 jours, l’idée que plébiscitent les Français
Enquête 20 mars 2024 abonné·es

La semaine de 32 heures en 4 jours, l’idée que plébiscitent les Français

Derrière la semaine de quatre jours se cachent, en réalité, de nombreux paramètres. Si elle ne s’accompagne pas d’une réduction du temps de travail, tout indique qu’elle s’avérerait une fausse bonne idée.
Par Pierre Jequier-Zalc
Mort au travail : pour Jemaa, l’interminable recherche de justice
Travail 20 mars 2024 abonné·es

Mort au travail : pour Jemaa, l’interminable recherche de justice

Jemaa Saad Bakouche a perdu son compagnon, victime d’un accident sur un chantier en 2019. Malgré plusieurs manquements soulevés par l’inspection du travail et la justice, le chef d’homicide involontaire n’a pas été retenu par les juges. Elle a décidé de se pourvoir en cassation.
Par Pierre Jequier-Zalc
« La semaine de 4 jours est possible et pleine d’avantages pour tous »
Entretien 20 mars 2024 abonné·es

« La semaine de 4 jours est possible et pleine d’avantages pour tous »

Député européen (Nouvelle Donne), Pierre Larrouturou est engagé depuis plus de trente ans en faveur des 32 heures payées 35. Il explique ici les raisons de cette conviction et répond aux critiques récurrentes contre une telle mesure.
Par Olivier Doubre