Exister est un combat

Dans Cet obscur objet du vouloir, Marlène Zarader s’appuie notamment sur le cinéma et la littérature pour identifier la tentation du non-être qui appartient à notre humanité.

Christophe Kantcheff  • 16 juillet 2019 abonné·es
Exister est un combat
© crédit photo : didier goupy

Nul hasard à ce que la philosophe Marlène Zarader ait eu recours au détournement d’un titre de film (de Luis Buñuel) pour celui de son nouvel essai : Cet obscur objet du vouloir. Depuis quelque temps, le cinéma alimente en effet sa pensée. Ce livre-ci s’ouvre sur Le Décalogue 6 et Rouge, de Krzysztof Kieslowski. Ce qui a retenu l’attention de l’auteure dans ces deux films : la manière dont Tomek, le personnage principal du premier, et le vieux juge, protagoniste du second, déclarant tous deux « Je ne veux rien » à leur interlocutrice respective, finissent, ce faisant, par aimer celle-ci.

À partir de l’interrogation suscitée en elle par ces deux situations fictionnelles, Marlène Zarader développe une réflexion qui la mène de l’amour désintéressé à la séduction que peut représenter la mort ou le non-être. Si le rapport qu’entretient l’homme avec sa finitude est au cœur même de la philosophie, celle-ci n’a jamais considéré la séduction exercée par la mort (qui se distingue, le plus souvent, du suicide). Nietzsche y compris, son nihilisme se situant en dernier ressort du côté de la vie, même s’il s’agit de sa face opposée. Un point aveugle, donc, auquel Cet obscur objet du vouloir se propose de remédier.

Le parcours spéculatif proposé par Marlène Zarader est absolument passionnant. Et toujours d’une grande clarté. Il faut le saluer à propos d’une philosophe qui ne rogne pas sur l’exigence, d’autant que le fil de sa pensée passe par des auteurs réputés difficiles, comme Heidegger, dont elle est une spécialiste. Mais elle n’est pas du genre à abandonner son lecteur en route. Au contraire, l’auteure décrit toutes les étapes de sa réflexion, pourquoi elle emprunte tel chemin conceptuel et ce qu’elle en retire.

Ainsi, des personnages de Kieslowski à la poésie d’Yves Bonnefoy et à ses interprétations d’Othello et de la peinture de Goya, de la mystique Mme de Guyon, qui prône l’amour jusqu’à la mort pour ne plus aimer que celle-ci, à la « pulsion de mort » établie par Freud, Marlène Zarader avance à la manière d’une enquêtrice. Elle se sert du père de la psychanalyse comme de son cher Heidegger pour mettre au jour cette idée forte selon laquelle la tentation du non-être est « une possibilité constitutive de l’existence et indissociable de celle-ci », appartenant ainsi « de plein droit à notre humanité ». Pointant les conséquences possibles d’un tel constat (sur la propension de l’homme à faire le mal, notamment), elle tire surtout cette conclusion qui repousse le caractère acquis de l’existence : « Exister, c’est ainsi résister victorieusement à l’attrait de la mort. Que cette victoire ait, d’une certaine manière, toujours-déjà été remportée – et qu’elle soit donc indiscernable – n’empêche nullement qu’elle doive être pensée comme une victoire, c’est-à-dire comme le résultat d’une lutte. C’est à cette condition seulement que notre ancrage dans l’existence perd son caractère de fait pour devenir un acte – et une aventure. » Marlène Zarader rappelle ainsi la dimension tragique de notre condition, face aux bonimenteurs de la « pensée positive » et autres pourvoyeurs de bonheur faisandé.

Cet obscur objet du vouloir, Marlène Zarader, Verdier, 160 pages, 16,50 euros.

Littérature
Temps de lecture : 3 minutes