La dévorante ascension du « tacos français »

Star des réseaux sociaux, mythifié par les ados, l’ovni des sandwicheries fait de l’ombre au burger et concurrence le kebab, écrivant sa propre légende. Notre enquête, supplément cheddar.

Erwan Manac'h  • 24 juillet 2019 abonné·es
La dévorante ascension du « tacos français »
© crédit photo : Erwan Manac’h

Atroce délice ! De la viande et des frites baignées dans une sauce au fromage liquide, formant un pavé moelleux enveloppé dans une galette croustillante. Facile à empoigner, jouissif à entamer, pénible à digérer. Le tacos français, ou « French Tacos » – à ne pas confondre avec l’en-cas mexicain composé lui aussi d’une galette de maïs – est un ovni gustatif qui secoue la planète junk food plus vite que McDonald’s à son heure.

La recette semble née d’une rencontre improbable entre une poutine québécoise et une tortilla mexicaine dont on aurait retiré toute trace de légume. Vendue entre 5 euros pour la taille M et 14 euros pour la version XXL, avec jusqu’à trois « viandes » au choix parmi un répertoire fleuri : merguez, poulet mariné, viande hachée, cordon-bleu, nuggets ou falafel.

La légende raconte que le sandwich a été inventé par le tenancier d’un snack de quartier, à Vaulx-en-Velin, en banlieue lyonnaise. C’est néanmoins à Grenoble que surgit le phénomène, au milieu des années 2000. À Saint-­Martin-d’Hères, en périphérie, puis dans le quartier populaire de centre-ville de l’Alma, s’ouvrent deux officines dédiées au rectangle gargantuesque, au nom énigmatique de « Tacos de Lyon ». La jeunesse grenobloise cosmopolite et fauchée s’y précipite, attirée par un rapport quantité-gras-prix jamais égalé depuis l’invention de la tartiflette (1). On s’y invite comme on lance une bravade un peu coupable. Chacun personnalise son tacos avec un choix de suppléments qui stimule les rivalités viriles (raclette, salami, lardons…). Une équipe débordée plonge des louches à long manche dans des cruches sans fond pour y puiser la sauce au fromage liquide.

« C’était un succès complètement démesuré. Dans un quartier résidentiel sans âme particulière, un petit snack s’est retrouvé avec une heure de queue. Tout le monde en parlait », se souvient Bastien Gens, à l’époque lycéen à Saint-Martin-d’Hères, aujourd’hui auteur d’un documentaire, gratiné, remontant les traces du mythe (2).

En ville, les débats font rage sur l’origine du mythe en question, sourire en coin et chauvinisme en bandoulière. Deux chaînes voient le jour à Grenoble en 2006 et 2007, et des franchises commencent à apparaître quelques années plus tard dans des quartiers populaires de toute la France, là où le mètre carré de surface commerciale est le moins cher. Le tacos entre rapidement à l’abécédaire de la culture banlieue, aux côtés des Nike Air Max et des sacoches Burberry (à l’époque). Une promesse juteuse pour les entrepreneurs qui ont investi le marché, vu la puissance prescriptrice dont jouissent les modes issues des quartiers populaires.

Cette poignée d’autodidactes est d’ailleurs pour beaucoup dans l’explosion du phénomène, grâce à des ingrédients pas uniquement adipeux. Premièrement, détail important, toutes les viandes sont halal. Une exigence nouvelle pour les musulmans qui, en restauration rapide, commencent à se lasser du « Filet-O-Fish » de McDonald’s. Mais l’argument compte auprès d’un public plus large, note le sociologue de l’alimentation Jean-Pierre Corbeau : « Chez les jeunes qui fréquentent les centres-villes et se mélangent beaucoup socialement, avoir recours à une marque associée au halal permet d’être ensemble sans que des copains soient stigmatisés. La marque met l’appartenance religieuse entre parenthèses. » Le pavé de gras jouit aussi d’une dimension sulfureuse qui séduit les ados, comme leurs (grands-)parents ont été séduits par le burger, aujourd’hui « institutionnalisé », analyse le sociologue. « C’est aussi un sandwich hyper-marketé, avec des émotions gustatives caricaturées : le croustillant, l’onctueux, etc. », ajoute Jean-Pierre Corbeau, qui relève que l’accès à la viande « continue d’être associé à l’idée d’ascension, voire de revanche, sociale ».

La décoration soignée des restaurants, qui évoque des origines montagnardes et respire l’hygiène, complète l’attirail d’un parfait objet marketing permettant un « rituel d’inclusion éphémère » qu’il faut suivre pour « entrer dans la communauté », estime le chercheur.

Pour s’en persuader, il suffit de regarder les traces laissées par le sandwich sur les réseaux sociaux, formidables accélérateurs du phénomène, grâce au génie des pionniers. « Salut les petits cornichons ! » lance un responsable de l’enseigne O’Tacos aux côtés du rappeur superstar MHD, derrière le comptoir du restaurant inauguré dans le XIXe arrondissement de Paris en 2016. Avec ce type de surprise et des opérations gratuité, les inaugurations de restaurant tournent à l’émeute. Et sur la page Facebook d’O’Tacos, on frôle certes l’indigestion d’émoticônes, mais le nombre d’interactions enregistrées en 2018 (4 millions) est sans commune mesure avec celles des autres marques alimentaires. McDonald’s, deuxième au palmarès, en totalise quatre fois moins (3).

Les consommateurs filment et « instagramment » leurs premières bouchées, comme autant d’odes à la démesure. Des vidéos cartonnent, notamment lors des défis lancés aux estomacs sans limites : le « Gigatacos » (2,5 kilos de viande pour 18 euros), offert à cinq personnes chaque jeudi à condition qu’il soit englouti en moins de trois heures, sans couverts. Les Youtubeurs les plus influents qui s’y essaient dépassent les 3 millions de vues. « Avec peu de moyens, on peut atteindre une visibilité énorme », apprécie Silman Traoré, cofondateur d’O’Tacos, qui recevait en janvier une « Palme de la restauration » distinguant sa croissance.

La chaîne compte 255 restaurants en France, dont 95 % de franchises, et vient d’être rachetée par le fonds d’investissement belge qui diffuse Burger King en Europe (Kharis Capital). Le succès de ces franchises s’explique notamment par la frugalité de leur business plan : comptez 300 000 euros pour ouvrir votre snack sous franchise, soit quatre à cinq fois moins que pour un McDonald’s, selon les fondateurs d’O’Tacos. « O’Tacos est l’enseigne qui a réalisé le rythme de croissance le plus élevé de toute l’histoire de la restauration rapide en France », s’emballe un analyste du secteur interrogé par Le Monde.

Le phénomène révèle aussi une mutation des habitudes alimentaires des Français. Le temps moyen du repas de midi était d’une heure trente en 1975 en Île-de-France. Il a chuté à 38 minutes en 2019 (4). D’où l’essor et la diversification du « snacking », qui a sublimé l’art autrefois honni de la « malbouffe ». Les boulangeries prennent d’ailleurs le pli en diversifiant leur offre de restauration rapide. « Le segment restauration rapide est entré dans les mœurs. Et le tacos cartonne grâce à une image exotique tout en restant sur des goûts très français », estime Anne-Claire Paré, consultante et experte en « snacking ».

Le bémol est évidemment diététique. « Les viandes de faible qualité, à bas prix, affichent une moyenne de 20 % de matière grasse, contre 5 % idéalement sur les morceaux de choix, rappelle Florence Foucault, diététicienne et nutritionniste. On mange théoriquement de la viande pour les protéines, mais, à ce prix, c’est surtout de la matière grasse qu’on achète. » Surpoids et maladies cardiovasculaires guettent donc les consommateurs trop réguliers. L’autre risque, c’est la fringale. « Un repas doit durer au minimum 30 minutes pour que tous les mécanismes de satiété soient activés, et le tacos sera lourd à digérer mais on risque d’avoir de nouveau faim deux heures après », estime la spécialiste.

Le patron de Tacos Avenue (14 restaurants en France) n’élude pas la question. Sa carte se diversifie, avec un « tacos veggie » et un « tacos thaï », moins caloriques, pour prévenir un essoufflement de l’effet de mode et se distinguer d’une concurrence de plus en plus vorace. « Cela avait fait un flop il y a cinq ans, lorsque nous l’avons testé pour la première fois, mais le lancement récent du tacos thaï a rencontré un succès que nous n’espérions pas. Nous avons une clientèle plus diversifiée et cosmopolite aujourd’hui, et il y a une attente, notamment pour les parents qui accompagnent des ados, assure Mohamed Soualhi. Évidemment, notre produit phare restera le tacos. Ce n’est pas très diététique, mais cela reste un plaisir pour les gens. »

Difficile de lutter avec des brocolis vapeur contre une telle vague de boulimie communicative, prévient aussi Jean-Pierre Corbeau. « Nous n’allons pas condamner le tacos, concède le spécialiste, mais il faut inciter les gens à zapper, à manger varié, à chercher du fun dans des plats plus sains et tout aussi ludiques. C’est malheureusement là que commence l’inégalité sociale, pour ceux qui ne peuvent pas manger sainement entre deux tacos. »


(1) Plat imaginé par les industriels du reblochon pour écouler des surstocks, pariant déjà sur l’alliage hypnotique du fromage fondu et de la patate, à une date sujette à polémique, entre 1950 et les années 1980, selon les versions.

(2) Tacos Origins, épisode 1 disponible sur Youtube sur la chaîne Tacos Origins. Deux épisodes sont prévus à l’automne.

(3) « Top 10 » NukeSuite des marques alimentaires les plus engageantes en 2018, 14 janvier 2019.

(4) Étude Crisco/Cervia citée par Le Figaro Madame.