« Vif-argent » : Le réel et son double

Stéphane Batut réalise avec Vif-argent un magnifique film lyrique et romantique, où la frontière entre vivants et défunts peut être abolie.

Christophe Kantcheff  • 27 août 2019 abonné·es
« Vif-argent » : Le réel et son double
© crédit photo : les films du losange

Aux commencements du cinéma, il y a des apparitions, que le public d’alors, celui de L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat (1895), a considérées comme bien réelles au point d’en avoir peur. Sur ces grands écrans qu’on regardait les yeux écarquillés, les morts se sont aussi remis à bouger. Dans son essence même, le cinéma a partie liée avec le réel et son double, avec le tangible et la fantasmagorie.

Pour son premier long-métrage de fiction, Stéphane Batut célèbre ces noces magiques, et de quelle manière ! Vif-argent recèle la grâce des premières fois. Si le cinéaste avait tout ou presque (1) à découvrir, s’ajoute le parfum des « comme si » : comme si le film réinventait le cinéma sous nos yeux, comme s’il nous permettait de renouer avec une certaine candeur de spectateur. Une merveille.

Point d’ancrage de l’action de Vif-argent : le parc des Buttes-Chaumont, à Paris. Un lieu tantôt gothique, tantôt familier, parfait pour y faire naître (et y clore) une histoire de revenants. D’un seul revenant, Juste (Thimotée Robart), « un prénom qu’on n’oublie pas ». En fait, mort récemment, le jeune homme n’est pas encore tout à fait parti, on lui accorde un sursis, charge à lui de réaliser un travail, celui d’emmener les défunts vers le lieu où ils doivent définitivement séjourner.

Avant d’être perturbé par un événement capital – une histoire d’amour –, Juste accomplit sérieusement sa tâche. Cela donne lieu à des rencontres entre deux « êtres » que plus personne ne voit. Chaque nouveau défunt lui livre une histoire ayant marqué sa vie. Le pouvoir d’ubiquité de Juste les transporte là où elle s’est passée. Mais que voit-on et où est-on exactement ? En « réalité », dans la tête du jeune homme, qui, par sa puissance d’imagination, se projette des images mentales. Autrement dit, il se fait un film…

L’une de ces histoires est fort marquante. Proposant une vision particulière du paradis, elle est racontée par une vieille dame, interprétée par Cecilia Mangini, qui, par ailleurs, a été la première documentariste femme en Italie. Quand elle est à l’écran, cette cinéaste, méconnue en France, convoque les figures de Vittorio De Seta ou de Pier Paolo Pasolini, qui ont croisé son parcours. Et même si le spectateur ignore tout d’elle, elle ravive ainsi leur présence. Vif-argent comporte ainsi de nombreuses mises en abyme, d’incessantes correspondances entre le vif et le mort, l’invisible et le visible.

Stéphane Batut ne dédaigne pas, en outre, d’instiller des touches d’humour, par exemple quand la vieille dame se soucie de la tenue qu’elle doit porter post-mortem, ou des clins d’œil, quand Juste se rend à Villejust (ville réelle dans l’Essonne). Là, il va retrouver la maison de ses parents. Se déroule alors une scène bouleversante avec son père (Antoine Chappey), qui lui confie à quel point il lui manque.

Mais venons-en au cœur de l’intrigue : l’histoire d’amour entre Agathe (Judith Chemla) et Juste. Une « anomalie » permet à la première de voir et de toucher le second : Juste ressemble à son premier amour, fugace et foudroyant. La passion se réanime. Lors de leur premier baiser, le visage du garçon est pris dans la lumière rougeoyante du soleil déclinant. Un signe parmi d’autres. Se souvenir que Juste est en sursis. « Nous ne sommes pas du même monde », finit-il par avouer à la jeune femme. Il est voué à disparaître. Amour impossible.

Impossible ? Stéphane Batut lâche les grands chevaux du lyrisme et du romantisme. Le cinéaste offre une scène d’amour parmi les plus belles, où un corps intangible (Juste, qui apparaît en transparences) et un autre bien physique (Agathe) jouissent de concert. Scriabine, Rachmaninov, les réminiscences de Peter Ibbetson, le roman de George du Maurier adapté à l’écran par Hathaway, tout concourt à ce que l’émotion culmine. « Tu es là où je t’imagine », se disent les deux amoureux. Vif-argent accomplit des miracles.

Vif-argent, Stéphane Batut, 1 h 46.


(1) Travaillant depuis longtemps à constituer des castings, Stéphane Batut est rompu à la relation avec les comédiens.

Cinéma
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