Amazonie : Les enfumeurs de la déforestation

Alors que la forêt brésilienne recule à nouveau fortement depuis l’arrivée au pouvoir de Bolsonaro, les pays occidentaux feignent d’ignorer la responsabilité de leurs politiques agro-industrielles.

Patrick Piro  • 4 septembre 2019 abonné·es
Amazonie : Les enfumeurs de la déforestation
© photo : Les incendies permettent aux agriculteurs brésiliens de mettre de nouvelles parcelles en pâtures, puis en cultures de soja.crédit : Biosphoto/Theo Allofs

Jamais les nouvelles alarmistes de la déforestation en Amazonie n’avaient provoqué à l’étranger des réactions officielles aussi promptes. À l’annonce, fin août, d’un quasi-doublement en un an du nombre de foyers embrasant le plus important massif tropical de la planète, le G7 réuni à Biarritz débloque une enveloppe de 20 millions d’euros et une polémique enfle autour de la responsabilité du président brésilien, Jair Bolsonaro, qui a fait sauter les verrous de protection de l’Amazonie.

Pour autant, certains politiques semblent simultanément découvrir les données du problème. Le 27 août, Élisabeth Borne est interrogée par France Inter sur l’appel de Yannick Jadot, chef de file d’Europe écologie-Les Verts (EELV), à un embargo sur le soja transgénique brésilien. Pour la ministre de l’Écologie, « on mélange différents sujets : les OGM ne sont pas autorisés en Europe, ils ne le sont pas aujourd’hui, ils ne le seront pas demain ». Méconnaissance du sujet, visiblement. Mais est-ce un hasard ? La cécité des politiques agricoles française et européenne au regard de leurs impacts écologiques hors des frontières de l’Union est savamment entretenue depuis de décennies.

Les incendies qui enfument la forêt amazonienne ne sont que rarement accidentels, il s’agit d’une pratique classique et peu coûteuse de « nettoyage » de la végétation utilisée par des agriculteurs pour mettre de nouvelles parcelles en exploitation. Généralement destinées à des pâtures pour les bovins, elles sont ensuite fréquemment libérées pour la culture du soja, pendant que de nouvelles trouées sont pratiquées dans la forêt pour les troupeaux.

Si la viande bovine brésilienne, dont le pays est le premier exportateur mondial, est très peu destinée aux marchés européens, ce n’est en revanche pas le cas pour son soja, essentiellement cultivé pour l’alimentation du bétail – volailles, porcins, bovins : l’Union européenne est le deuxième acheteur (derrière la Chine) de cette autre production phare du Brésil. Principalement exporté, le soja a vu ses surfaces quadrupler en vingt ans, non seulement transgénique à 95 % mais également cultivé par une agriculture parmi les plus consommatrices de pesticides au monde, dont certains sont aujourd’hui interdits dans l’Union. UE dont la règlementation n’interdit pourtant nullement l’importation pour les rations animales. Et pour cause : l’élevage communautaire, majoritairement industriel et productiviste, est hautement dépendant de cette légumineuse, imbattable pour sa teneur en protéine végétale. Dans un rapport très documenté, l’ONG Greenpeace décrit ce piège (1) : la France importe entre 3,5 et 4,2 millions de tonnes de soja, à près de 90 % pour la fabrication de rations alimentaires animales, et dont près des deux tiers sont issus du seul Brésil – presque exclusivement OGM donc. La production nationale (non-transgénique) ne couvre que 10 % des besoins et, de plus, est principalement absorbée par la consommation humaine. Interrogé sur France 2 le 26 août sur les incendies amazoniens, Emmanuel Macron ne pouvait que le reconnaître : « Sur le soja, on a une part de responsabilité. »

Le déficit de la production européenne en protéines végétales s’est aggravé en 1992 avec l’accord dit « de Blair House », signé entre Washington et Bruxelles pour régler un contentieux de concurrence dans le commerce agricole. L’Union s’engageait alors à limiter sa production de plantes protéagineuses – soja, lupin, pois, etc. L’accord est aujourd’hui caduc, mais le déficit, sous l’influence de l’industrialisation de l’élevage, semble aujourd’hui irrémédiable. La France a bien décidé en 2014 d’un plan protéines végétales, mais il est fragilisé par la compétitivité du soja sud-américain. Et, surtout, par un manque de volonté politique : sa première « feuille de route » n’est attendue que pour cet automne. Aujourd’hui, toutes cultures protéagineuses comprises, la France reste importatrice à près de 50 % pour l’alimentation animale.

Est-ce une surprise ? « La politique agricole du gouvernement est bien déconnectée de ces enjeux amazoniens, estime Nicolas Girod, porte-parole de la Confédération paysanne. Et il n’est nullement question de remettre à plat les fondements de la Politique agricole commune, qui favorisent l’intensification et l’industrialisation de l’élevage. »

La filière volaille bretonne, qui produit 31 % des poulets en France (sur 6 % du territoire) en est un exemple flagrant, relève René Louail, paysan syndicaliste influent en Bretagne et engagé en politique (EELV). « Sa restructuration, sous couvert de reconquérir un marché intérieur dépendant pour moitié d’importations – majoritairement polonaises –, offrait aux pouvoirs publics l’opportunité de prendre un virage vers une production de qualité et plus indépendante : c’est très compromis », déplore-t-il. Exemple avec le groupe breton Doux, géant mondial d’agro-industrie du poulet : son sauvetage a consisté en 2018 en la création, avec des poids lourds de l’agro-industrie (LDC, Triskalia, Terrena, Almunajem), de la société Yer Breizh, intégrant toute la filière amont (reproduction, élevage, etc.), y compris la fabrication d’aliments. « Sous des discours vantant un “bien manger breton”, on ne s’écarte guère du modèle précédent qui a échoué », commente-t-il. Un signe : la Région Bretagne a investi 20 millions d’euros dans cette multinationale, et subventionne pour 5 millions d’euros un plan de restructuration de l’ensemble de la filière avicole locale avec l’objectif de voir créer 250 000 mètres carrés de nouveaux poulaillers. « Une augmentation d’environ 10 % qui pourrait sembler minime, mais aux conséquences possiblement dramatiques », redoute le paysan. Exemple récent avec le projet à Langoëlan (Morbihan) d’une unité hors-sol d’une capacité de 120 000 poulets, qui suscite une polémique locale. René Louail a assisté le 16 juillet dernier à une réunion d’information organisée devant 250 personnes pour les besoins de l’enquête publique. Dans un discours rénové, qui se targue de satisfaire la demande d’un marché français qui attend de la qualité, l’intégrateur Sanders, propriétaire des volailles de Langoëlan et fournisseur des aliments à l’éleveur, affirme pouvoir limiter au minimum le recours aux antibiotiques. « Mais c’est illusoire, avec une telle densité d’animaux ! », oppose René Louail. La filière avicole est l’emblème par excellence du système agro-industriel, pour son efficacité incomparable à transformer les protéines végétales : jusqu’à moins de 1,5 kilo d’aliment pour produire 1 kilo de poulet, avec plus de 25 bêtes par mètre carré de poulailler, cinq à sept « cohortes » par an… « La rotation du capital est maximale, on comprend que les intégrateurs ne souhaitent surtout pas laisser les producteurs devenir maîtres du jeu ! » Le paysan demande, ce soir-là, si Sanders peut s’engager à ne s’approvisionner qu’en protéines végétales européennes : impossible, la disponibilité est insuffisante pour faire fonctionner une telle unité. « Je ne pensais pas que ce genre de réponse pouvait être encore d’actualité à l’heure de la transition écologique… », fulmine René Louail.

Pour produire les 3,5 millions de tonnes de soja importées par an, Greenpeace calcule qu’il faudrait y consacrer en France, peu s’en faut, toutes les terres agricoles du Morbihan, des Côtes-d’Armor et du Finistère. Pour sortir d’une impasse qui entretient la déforestation et l’accaparement indirect de terres à l’étranger, l’ONG conclut qu’il faut résolument réduire la consommation de viande et changer de système de production. Il y a cinq ans, René Louail et une cinquantaine d’aviculteurs bretons se sont réunis dans la petite société Breizh’Val pour produire à faible concentration et en parcs enherbés des poulets Label rouge, sans OGM et sans antibiotiques. Une partie des protéines est encore importée, « mais les sources sont le plus souvent européennes », précise Jean Cabaret, responsable du secteur bio de Breizh’Val. Si le marché Label rouge est stable, il reste pourtant limité à la consommation individuelle, et ces aviculteurs redoutent que ce plan de « reconquête du marché intérieur » promu par les pouvoirs publics ne se traduise par une guerre des prix, à coup de soja importé, dont leurs produits de qualité feront les frais. Déforestation, importation d’aliments, norias des camions pour véhiculer les fientes vers les zones céréalières à fertiliser, etc., « le bilan climatique et écologique de cette politique n’est jamais mis sur la table, déplore René Louail. C’est le double langage permanent ! »


(1) « Mordue de viande, l’Europe alimente la crise climatique par son addiction au soja », juin 2019, greenpeace.fr

Écologie
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