Gilets jaunes : « Ce mouvement a éveillé les consciences »

Trois personnes impliquées racontent comment l’année écoulée les a transformées.

Erwan Manac'h  et  Romain Haillard  et  Victor Le Boisselier  • 30 octobre 2019 abonné·es
Gilets jaunes : « Ce mouvement a éveillé les consciences »
© DR/Victor Le Boisselier/Romain Haillard

Laure Courbey, pouvoir dire « on est là »

Lorsqu’elle se rend pour la première fois sur le rond-point de l’Europe, à l’entrée de Nemours (Seine-et-Marne), où les gilets jaunes se sont donné rendez-vous le 17 novembre 2018, Laure Courbey ne s’attend pas à être happée par une telle lame de fond. « Je n’habite pas très loin du rond-point. Je suis donc allée voir à pied, pas franchement optimiste sur ce que pouvait donner cet appel. Cela faisait un moment que j’espérais un élan, mais je ne pensais pas que les gens pouvaient se mobiliser. J’ai été la première surprise », se souvient cette coach en thérapie positive de 43 ans, qui élève seule ses trois enfants dans la petite ville à mi-chemin entre Auxerre et Paris.

Laure Courbey supporte de moins en moins les difficultés du quotidien et les inégalités sociales de plus en plus visibles. « Plus j’avançais, plus je voyais des gens galérer autour de moi. Et chacun se rend bien compte que tout augmente de 2, 3 ou 4 centimes, notamment les produits de première nécessité. » C’est cette lassitude diffuse qui s’est subitement revêtue du gilet jaune. « Les gens galèrent pour des raisons différentes mais, sur les ronds-points, tout le monde se rassemble. » Le mouvement a également révélé, selon elle, un réflexe de solidarité de la part des nombreux passants qui s’arrêtaient pour apporter de quoi manger ou tenir le campement.

À Nemours comme ailleurs, chacun est venu avec sa sensibilité. « Il n’y a pas d’idéaux politiques. Ce qui ressort le plus souvent, c’est la volonté de dégager le gouvernement et de reprendre le pouvoir par le référendum d’initiative populaire, résume Laure Courbey_. Surtout, ce mouvement a éveillé les consciences sur l’évasion fiscale, les inégalités, etc. Tout cela n’intéressait pas les gens, mais nous sommes nombreux aujourd’hui à fouiller l’information, à faire plus attention et à approfondir notre analyse de l’actualité »,_ juge-t-elle. Sur les réseaux sociaux et YouTube, les retransmissions en direct – via Le Média live, Vécu, Civicio ou RT (Russia Today), entre autres – lui permettent aussi de s’informer directement sur ce qui se passe dans les manifestations.

Laure Courbey est également modératrice de deux groupes Facebook, où jusqu’à 600 posts attendent chaque jour d’être modérés avant publication. Un travail colossal, qui s’est compliqué ces dernières semaines avec des restrictions imposées par la plateforme sur de nombreuses pages de gilets jaunes. Le nombre d’abonnés de la page « Gilets jaunes Nemours et alentour » reste bloqué depuis des mois à 864 et des modérateurs sont régulièrement dans l’impossibilité de publier du contenu, sans que Facebook n’ait fourni d’explication sur les raisons de ces restrictions.

La lassitude, bien sûr, guette le mouvement à Nemours comme ailleurs. « Au début, on organisait beaucoup de choses. Puis la répression a été tellement forte que notre marge de manœuvre a diminué. Or, sur les ronds-points, il ne se passe pas grand-chose, à part pouvoir dire “on est là” ». Laure Courbey s’investit donc dans les tentatives de renouvellement des formes de la lutte : des opérations péage gratuit, des manifestations à Roissy et à Orly contre la privatisation d’Aéroports de Paris, ou devant un Starbucks ou un McDonald’s pour dénoncer l’évasion fiscale. « Il ne faut pas se fermer, prévient-elle, la crise est globale et ne concerne pas que les gilets jaunes, il faut se faire entendre aux côtés des pompiers, des hôpitaux, etc. »

Laure Courbey se sent changée par une année d’engagement, mais aussi « encore plus en colère et plus déterminée » qu’avant le début du mouvement_. « Je me dis de plus en plus que ce monde est pourri. »_ Le mouvement continuera, estime-t-elle. « Il faut être patient et ne pas lâcher. Ils ne s’attendaient pas à ce que le mouvement dure. Or nous sommes encore là et nous n’avons aucune raison d’arrêter. »

Gabin Formont, vocation média

Gabin Formont est un homme débordé. Tout juste revenu de Catalogne, où il a couvert les manifestations et pris « un gros pavé dans la tronche », comme en témoigne la bosse sur son crâne, le fondateur, en décembre 2018, du média Vécu enchaîne avec l’acte 50 des gilets jaunes. « Ces jours-ci, j’ai enclenché vraiment plein de trucs, je suis sous l’eau. »

Créée en décembre 2018, la page Facebook de Vécu cumule aujourd’hui 100 000 abonnés. Au départ simple « outil » de médiatisation des gilets jaunes mutilés, Vécu se décrit aujourd’hui comme « média citoyen à vocation internationale ». On y retrouve des vidéos sur les manifestations à Hongkong ou au Chili, des interviews de pompiers et, bien sûr, les actes hebdomadaires des gilets jaunes dans toute la France. La forme varie peu : des lives de manifestations ou d’interviews sans montage. « Mon rôle, c’est de venir phagocyter les médias en place. Plutôt que de critiquer BFMTV, je veux donner une alternative. Ça s’est construit sur les gilets jaunes, parce que je suis arrivé à ce moment-là. »

Petite moustache, collier de barbe brune et regard rieur, le jeune homme de 29 ans touille son café, parle vite, s’excuse d’être trop bavard, s’interrompt pour répondre au téléphone puis arpente de long en large le salon de son appartement parisien. Il y a un an, Gabin Formont n’avait rien d’un « reporter citoyen ». Le 17 novembre 2018, c’est simplement dossard fluo sur le dos qu’il sort dans les rues parisiennes : « À part quelques conneries pour le CPE, je n’avais jamais milité. » Après plusieurs années dans la grande distribution puis dans la restauration, il ouvre son propre restaurant, Arsène, la maison de l’omelette. Durant l’été 2018, il monte Canna Coffee, un magasin de produits à base de CBD (cannabidiol, non psychotrope), substance vite prise en grippe par la ministre de la Santé, Agnès Buzyn. L’échoppe doit alors fermer quelques semaines plus tard : « C’était l’une des principales raisons pour lesquelles je suis sorti le 17 novembre. Ils nous ont foutu en l’air un projet complètement légal ! Et ça, c’est une image de la société dans laquelle on vit. »

Pour se faire un nom, Gabin Formont invite devant sa caméra des figures populaires du mouvement comme Priscillia Ludosky, le plus controversé Étienne Chouard, ardent défenseur du référendum d’initiative citoyenne (RIC), ou encore le chanteur humoristique Didier Super. Alors que les abonnements décollent, arrive également l’exposition médiatique. Le 5 janvier, lors de l’acte 8, il désamorce une fake news selon laquelle une Belge serait décédée, touchée par un tir de policier. « Le lendemain, il y a vingt journalistes qui m’appellent », se marre-t-il. France Inter, L’Express, Le Monde évoquent Vécu et retracent son parcours. Autant de médias auxquels il s’oppose, mais dont il accepte volontiers la visibilité qu’ils lui confèrent : « Si j’ai un média et que je ne parle à personne, ça ne sert à rien ! Et puis je sais faire la différence entre journalistes, médias, milliardaires qui les détiennent, État qui subventionne… »

S’il a trouvé dans le mouvement « un vrai élan, une flamme », le Creusois d’origine revient aussi sur les moments difficiles. Comme cette journée de décembre où Franck, un jeune gilet jaune, a perdu son œil à la suite d’un tir de LBD 40 : « J’ai pleuré toute la nuit. » Ou sur les sacrifices personnels qu’il a également dû réaliser : « Je n’ai de contact quasiment qu’avec les personnes avec qui je travaille. » D’un point de vue financier, sa nouvelle activité ne lui rapporte rien. Les dons récoltés par Vécu – entre 500 et 2 500 euros selon les mois – et la rémunération de sa collaboration avec Le Média sont tous réinvestis dans la création de contenus et l’achat de matériel. Gabin l’assure : « Mon objectif n’est pas du tout financier. Je veux changer les choses maintenant. »

Car, en un an, Gabin Formont a changé dans sa façon de penser : « J’ai ouvert les yeux sur plein de choses. Mon restaurant d’omelettes aujourd’hui, je ne le monterais pas. J’ai plus envie de vivre ma vie, de regarder le ciel. La consommation, ça ne m’apporte rien, on a besoin de sens dans la vie. » Le sens, il l’a trouvé avec Vécu justement. Il travaille maintenant avec une équipe d’une quinzaine de personnes pour développer un véritable réseau de « citoyens reporters », pour lequel un site web est en cours de création : « Mon objectif final serait d’être un outil mondial de transmission citoyenne afin de bousculer l’ordre établi. »

Ludo, partout où il y a des gilets

Pour d’autres personnes, se poser autant de questions pourrait donner l’impression d’être perdu. Lui se retrouve dans ses pensées. Ludo, de passage à la Maison du peuple de Nantes (lire page 15) ce 20 octobre, fait figure de loup solitaire. Quand les débats font rage, il peut donner l’impression de ne pas y prêter attention. Debout, il reste dans un coin, capuche sur la tête, les mains enfoncées dans les poches de son sweat. Pourtant il écoute, mais il économise ses paroles. Depuis, Ludo doit se trouver sur la route pour rejoindre un rond-point réinvesti, une salle de réunion ou une occupation… Qu’importe, du moment qu’il y a des gilets. Pourtant, rien ne destinait cet homme de 39 ans à rejoindre le mouvement.

« L’éveil », il l’a dès 15 ans, quand son frère lui parle de Nation of Islam – organisation politico-religieuse afro-américaine, dont Malcolm X a été une figure de proue. « Lui ou Martin Luther King, ces mecs mettaient les États face à leurs contradictions, un peu comme les gilets jaunes », compare l’homme maintenant arqué sur sa chaise dans le dortoir de la Maison du peuple, un grand gymnase dont le toit en plexiglas filtre la lumière déclinante du jour. Pas religieux pour un sou, l’adolescent s’intéressait tout de même au soufisme, surtout dans sa dimension spirituelle : « Il y a une recherche de la vérité, la vie constitue une énigme pour eux. Mon frère m’avait mis sur la voie. “Ouvre des bouquins et pose-toi les bonnes questions”_, me disait-il. »_

En novembre 2018, un ami le tanne pour qu’il vienne. Une semaine avant le premier acte des gilets, des contestataires décident de bloquer un supermarché. Allez, pourquoi pas, se dit ce travailleur en restauration. « Tout augmente, ce n’est plus vivable, tu ne le vois pas que tout le monde galère ? » lui assènent des gens en détresse. « Moi, je voyais les gilets jaunes comme des comiques, je me moquais un peu », avoue-t-il en rigolant, de lui-même cette fois-ci.

Puis, ça ne rigole plus. Le jour où tout bascule, le 17 novembre, cet amoureux de l’action le raconte comme une hallucination : « Je marche le long de la route et, là, je vois un camion faire des appels de phare, les feux de détresse allumés. Il se met en travers de la route, un mec descend et craque des fumigènes… Quand je l’ai vu, je me suis dit : lui, je le suis. » Tout s’enchaîne. Le rond-point d’Orléans, celui de Vierzon, de Tours… C’est sur ces occupations qu’il fait ses premières armes. « Les éditorialistes ont vu les gilets jaunes comme une force désorganisée. Bien au contraire. Les prises de parole, la vie en communauté, les livres de comptes… », énumère-t-il laconiquement avant de plaisanter : « Il fallait tout gérer, la moindre brindille sur le rond-point. »

Mais c’est sur celui de Bourges qu’il s’investit le plus. « Je n’ai pas bougé pendant 38 jours », s’amuse-t-il. « Il y a eu des couacs, des embrouilles, des maladresses, mais c’est ça aussi, réapprendre à vivre en communauté », raconte Ludo. Métis, né d’une mère centrafricaine et tchadienne et d’un père d’origine espagnole et suisse, il se heurte au racisme : « Je m’y attendais un peu, il pouvait y avoir de l’intolérance, des gens tendus. Mais ce n’était pas du racisme pur, c’était de l’égoïsme. » Il le vit avec philosophie et prendrait presque des airs de vieux sage avec sa capuche quand il lance, droit dans les yeux : « Mais c’est dans la culture de l’État, aussi, de diviser, de chercher à stigmatiser des gens, tu vois ? »

Parisien pendant une quinzaine d’années, cet habitant de Bourges retourne de temps en temps à la capitale. Notamment pour les quatrième et cinquième actes, où la répression prend corps devant ses yeux : « J’y ai vu une peur, une panique du pouvoir. À partir de là, il fallait alerter les gens, parler de ces violences, leur dire : “elles se déroulent à deux pas de chez toi, dans le même monde que le tien.” »

Toujours assis dans le gymnase de plus en plus sombre, Ludo soupire. « Quand nous étions enfants, nous allions vers l’autre, partager notre curiosité. Nous retrouvons cette petite valeur, autrefois perdue », mime-t-il avec les mains, comme s’il tenait entre ses doigts une chose précieuse et délicate. Le gilet jaune jette un regard en arrière et déclare : « Je suis fier d’en faire partie, d’avoir rencontré ces personnes qui m’ont construit. Toutes m’ont ôté des doutes et m’en ont posé d’autres. » Des questions fusent dans sa tête, mais certaines reviennent plus souvent : « Est-ce que ça va durer ? Dans quelles conditions ? Ce doute est magnifique, il me fait du bien. » Et si la fin arrivait réellement ? « Dans ce cas-là, je reprends ma carte électorale, et je vote Emmanuel Macron pour repartir », plaisante-t-il, sans doute.

Société
Temps de lecture : 12 minutes