Madonna Thunder Hawk : Au nom d’un peuple

À Paris pour la présentation du documentaire qui lui est consacré*, Madonna Thunder Hawk milite depuis plus d’un demi-siècle pour le droit des Lakotas. Avec une ferveur inépuisable.

Jean-Claude Renard  • 23 octobre 2019 abonné·es
Madonna Thunder Hawk : Au nom d’un peuple
© Laurent Laborie

Un credo et une devise : « Être ce que nous sommes. » Madonna Thunder Hawk martèle à chacun de ses entretiens ces quelques mots. Une direction à tenir qui se lie à la colonisation, au passé. « Plutôt que d’être comme eux et assimilés, on aspire à rester nous-mêmes, avec notre culture, nos valeurs, nos traditions, nos modes de vie et nos coutumes. » Une revendication renouvelée quand elle s’assied à la table d’un bistrot parisien, devant un café, pour présenter, en trois jours de tournée, le documentaire qui lui est consacré, Warrior Women, réalisé par Christina D. King et Elizabeth Castle. Tourné en 2018, le film a déjà beaucoup circulé aux États-Unis et au Canada. Le voilà distribué en France.

Madonna Thunder Hawk, c’est cinquante années d’activisme populaire en territoire lakota. Elle naît en 1940 dans la réserve Cheyenne River Sioux Tribe, créée en 1868 et assortie d’un traité ratifié avec le gouvernement, délimitant l’étendue du territoire dans le Dakota du Sud. Elle en arbore fièrement l’effigie sur son tee-shirt. Elle grandit à une époque « où l’on pouvait boire l’eau des rivières », où l’on vaque toute la journée dehors et se contente d’oignons quand on a faim. « Sauvages et libres. » Une époque où l’on vit encore dans le traumatisme historique de ces enfants indiens arrachés à leurs parents, placés en pensionnat pour être « éduqués à la façon des Blancs ». Des enfants volés, maltraités, vêtus des fringues des soldats américains, maintenus à l’isolement. Pour le gouvernement, il s’agit de casser les structures familiales et la culture autochtone.

Pour Madonna, dans ces années 1950, la jeunesse s’étire dans la violence et la hantise. Autour d’elle, les jeunes filles indiennes sont régulièrement violées par les cow-boys. Viols collectifs. Une proche amie en est victime. La police ne moufte pas. Pas d’enquête, pas d’arrestation. La frêle et fringante Madonna organise alors, en compagnie d’une poignée d’amies, une opération commando pour aller « défoncer » ces criminels impunis à coups de poings américains et de matraques. « La prochaine fois, c’est vos couilles qui y passeront ! » Il n’y a plus eu de viols par la suite. « On avait besoin de se protéger nous-mêmes », se souvient-elle encore.

Après une école tribale – le lakota est sa langue maternelle –, Madonna passe l’équivalent du baccalauréat et suit une formation sociale de services attachés à la personne. Tandis que le gouvernement américain, à l’orée de ces années 1960, décide de construire une série de barrages le long de la rivière Missouri, recouvrant les champs de coton et les prairies plantées de saules. Les Indiens perdent alors près de 500 000 hectares de terres et leurs habitudes quotidiennes comme la cueillette des baies, partie intégrante de leur éducation. Soit une destruction sociale soldée par un déménagement à plus de 80 kilomètres. Madonna sent monter en elle une colère qui ne s’éteindra jamais. Elle s’emploie à multiplier les jardins communautaires et fournit des services de travail de labour « pour aider [s]on peuple ». Premier engagement politique. Déjà (ou d’emblée), ce rapport prégnant à la terre, aux origines. Légitime, dit-elle. « Parce que nous sommes des autochtones. On ne vient pas d’ailleurs que de la terre. Nous ne sommes pas des colons. Notre attachement à la terre vient de là. Et, comme l’eau, la terre n’a pas de prix, ça fait partie de qui nous sommes. Ce pays a été bâti sur les ossements de nos ancêtres. Nous avons notre culture, notre langue. Tout ce qu’on essaye de faire, c’est de conserver tout cela, notre droit en tant que peuple à être indiens. » Avec une particularité à la fois féministe et maternelle dans cet attachement : à l’origine, explique Madonna Thunder Hawk, « le peuple lakota est une société patriarcale. La colonisation n’a rien changé à la structure de cette société, qui a conservé les vieilles habitudes. Mais, aujourd’hui, les rôles sont plus équilibrés, plus complémentaires ». Mieux même, et c’est un Indien qui précise lors d’un rassemblement : « Si tu veux des belles phrases, invite les hommes, si tu veux que les choses soient faites, invite les femmes ! » Pour le coup, Madonna s’est tôt invitée dans la défense des droits des autochtones, le droit des siens, de leurs terres. « Si nous ne pouvons pas sauver nos enfants, à quoi bon sauver la terre ? C’est notre avenir. »

On est encore dans la fin des années 1960 quand Madonna participe à l’occupation de l’île d’Alcatraz, à la suite de la fermeture de la prison, une île devenue terre « excédentaire » (selon les statuts du traité de 1868, toute terre fédérale inutilisée doit être rendue aux Amérindiens). L’organisation communautaire se met en place. Le gouvernement fédéral ne cédera jamais. C’est un échec. Parallèlement, s’il existe des associations locales et régionales, elle adhère à l’American Indian Movement (AIM), organisation dominante pour les droits des Indiens. Elle y trouve une maison, construit sa culture politique. Pour elle, c’est un « retour aux sources, ponctué de prières indiennes, de chants, de coutumes », et une éducation politique qui progresse dans la transmission aux plus jeunes générations. Suit, en 1973, une autre occupation des terres, dans un hameau du Dakota du Nord, à Wounded Knee, pour s’élever contre l’édification d’un oléoduc polluant le Missouri. Une occupation qui ira jusqu’à braver les conditions météorologiques hivernales éprouvantes, marquées par la neige, mais qui ne résistera pas au pouvoir des multinationales ni aux tirs nourris de l’armée américaine, qui entend bien anéantir cette nouvelle gauche que représentent les militants de l’American Indian Movement.

Dans la foulée, avec un panache déjà éprouvé, Madonna fonde l’École de survie dans une maison louée pour les siens, d’abord, ensuite pour les enfants indiens exclus du système scolaire américain. Un objectif et toujours cette même marotte : prendre soin de la terre, des ressources naturelles, maintenir une langue maternelle, des modes de vie, les droits légaux et la spiritualité d’une culture ancestrale. C’est aussi à cette période que Madonna Thunder Hawk est invitée un peu partout dans le monde pour exposer et défendre la cause de son peuple. À Genève, au Japon, au Guatemala, au Panama, en Palestine, sensibilisée par l’occupation et l’usurpation des terres.

Dernière bataille marquante, celle menée, toujours dans le Dakota, en 2016, à Standing Rock, au cœur de la sixième plus grande réserve indienne américaine, contre la construction d’un pipeline. Bataille écologique. Un projet repoussé plusieurs fois à la suite d’actions en justice, reporté par Barack Obama. Pour la première fois depuis le XIXe siècle et la bataille contre le général Custer, tout le peuple lakota est réuni. De quoi aussi mesurer les différences entre Obama et Donald Trump, dont la seule évocation du nom déclenche d’abord un vaste éclat de rire. « C’est un clown, dangereux, précise-t-elle. Pour autant, la question des droits des autochtones ne date pas de lui. Bien avant l’accession de Trump au pouvoir, le Congrès n’était déjà occupé que par des Blancs. Il n’y a aucune diversité. »

Aujourd’hui, à presque 80 ans, Madonna n’est pas d’humeur à dresser un bilan. Foin de rêve mais « des obligations ». Il convient maintenant « de valoriser la jeunesse autochtone, de transmettre une lutte aux générations suivantes. C’est une nécessité et un impératif pour une survie. Je parle au nom des miens, de tous les miens, mais je ne suis pas seule ». C’est l’objet de ce film, « qui raconte mon histoire et à la fois une histoire universelle ». Surtout, au gré des luttes et des comptes, elle refuse l’idée de défaite, et voit en ces moments des éveils. « On ne vit pas en termes de défaite ou de victoire. Le fondement de nos luttes, c’est l’attachement, la fidélité à nos terres. » L’éveil, marque de fabrique d’une femme inébranlable.

* _Warrior Women_, de Christina D. King et Elizabeth Castle (1 h 05).

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