Olivier Piot : « Pour les Kurdes, le mal est déjà fait »

Grand reporter indépendant et auteur de plusieurs ouvrages sur la région, Olivier Piot analyse le jeu des puissances au nord de la Syrie depuis l’offensive turque.

Olivier Doubre  • 16 octobre 2019 abonné·es
Olivier Piot : « Pour les Kurdes, le mal est déjà fait »
© Photo : Des civils syriens arabes et kurdes fuient les combats de Ras Al-Aïn, vers la ville de Hasaké, plus au Sud, le 15 octobre.crédit : Delil SOULEIMAN/AFP

Une trahison de plus. La décision, le 6 octobre, de Donald Trump de retirer ses forces armées de Syrie constitue un véritable abandon des Kurdes, qui furent pourtant le fer de lance des combats contre Daech, les Occidentaux y contribuant surtout par voie aérienne. Les Forces démocratiques syriennes (FDS), composées principalement des YPG kurdes, sont seules face à leur ennemi de toujours, la Turquie. 

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Celle-ci a, depuis plus d’une semaine, toute latitude pour attaquer les Kurdes, d’abord avec l’aviation puis des blindés et l’infanterie. Ce qui contraint, bon gré mal gré, les leaders du Kurdistan syrien à faire appel à Bachar Al-Assad pour leur protection, signant la fin de leur projet d’autonomie. Les Kurdes sont coutumiers des trahisons occidentales depuis la fin de la Première Guerre mondiale, quand Britanniques et Français ont renié leur promesse d’une souveraineté territoriale. Fin connaisseur de l’histoire kurde, Olivier Piot décrit la situation tragique du nord-est syrien.

Où en est aujourd’hui l’offensive turque contre les forces kurdes ?

Olivier Piot : Cette offensive, qui a débuté mercredi 9 octobre, a très certainement été longuement préparée, puisque les Turcs en parlent depuis presque trois ans, depuis leur première campagne militaire en Syrie en 2016 (contre Daech, alors), puis celle de 2018 contre les Kurdes dans le canton d’Afrin. Cela fait donc au moins deux ans que le président turc, Recep Tayyip Erdogan, affiche clairement sa volonté de faire de cette zone du nord de la Syrie une zone sécurisée. L’état-major turc a identifié quelque deux cents cibles – des villages, certaines villes ou certains quartiers, des QG des FDS – et, surtout, il a coupé la fameuse « autoroute » M4 qui permettait à ces forces de se déplacer très rapidement. Cette offensive est rapide, très efficace du point de vue des Turcs, avec des avions et des missiles en quantité, mais aussi l’intervention de forces supplétives qui sont organisées depuis deux ans, constituées d’Arabes syriens et, pour beaucoup, d’islamistes plus ou moins radicalisés. Ces derniers étaient déjà intervenus dans le canton d’Afrin et avaient même menacé d’aller jusqu’à Manbij, mais qui était à l’époque sous contrôle états-unien, les FDS ayant alors déjà appelé au secours les forces de Bachar Al-Assad. Un peu dans la même situation aujourd’hui, les Kurdes font de nouveau le choix d’appeler Damas à leur secours.

Quelle est la résistance des formations kurdes armées, les YPG, et pensez-vous qu’elles puissent, sinon tenir leurs positions, du moins essayer de conserver une partie de leur territoire ? Même si l’un des principaux objectifs d’Erdogan de couper celui-ci en deux, entre est et ouest, semble d’ores et déjà atteint…

En effet, grâce à leur importante force de frappe aérienne, les Turcs ont atteint leur premier objectif de couper en deux la zone à l’est de l’Euphrate. Par ailleurs, si l’armée turque a un réel avantage dans les villages et les zones rurales, en revanche les combats en zone urbaine seront certainement beaucoup plus longs et beaucoup plus difficiles. Toutefois, je ne pense pas que cela fasse partie de ses objectifs premiers car il s’agit d’abord pour Erdogan d’affaiblir les YPG sur le terrain. Ensuite, on voit clairement se dessiner le deuxième acte de cette intervention, c’est-à-dire l’entrée en lice de l’armée syrienne et évidemment, derrière elle, celle de Poutine, qui n’est pas encore intervenue mais, à mon avis, ne saurait trop tarder à le faire. Le mal étant fait vis-à-vis des Kurdes syriens, qui ne sont plus du tout en position de force et vont être contraints d’accepter des compromis, Poutine, Erdogan et Bachar Al-Assad vont pouvoir discuter, négocier à propos de l’avenir de cette région. Et c’est ce que tous recherchaient.

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Dans quel but ?

Les FDS, majoritairement kurdes, contrôlaient jusqu’ici un large triangle, qui représente un bon tiers du territoire syrien, au sud de la frontière turque, jusqu’à celle de l’Irak à l’est. Pour Bachar Al-Assad, l’objectif a toujours été de récupérer le contrôle du maximum de cette partie de territoire, même s’il a parfois fait alliance avec les Kurdes. D’abord parce qu’il y a des richesses de pétrole, des barrages, et que cette zone était aussi le grenier à céréales du pays. Ensuite, parce qu’il veut mettre les Kurdes le dos au mur, afin de les faire céder sur les revendications d’autonomie territoriale qu’ils portent depuis au moins 2014. Pour cela, il faut à la fois les affaiblir, et brandir le danger d’un nettoyage ethnique dirigé par Erdogan. C’est pourquoi je crois que se joue là un jeu de billard à trois bandes. Et je ne suis pas très loin de penser – sans en avoir la preuve formelle, évidemment – que tout cela a pu être négocié entre Damas, Ankara et Moscou, depuis déjà de longs mois. Pour que Bachar Al-Assad puisse obtenir quelques concessions de la part des Kurdes, il faut qu’ils aient peur ; ce conflit sert aussi à Erdogan, surtout en politique intérieure, en montrant qu’il peut frapper du point sur la table ; quant à Poutine, enfin, le seul acteur pouvant vraiment peser sur cette région, il veut, d’une part, montrer que les Occidentaux ont passé la main et ne sont plus capables d’agir là-bas, et de l’autre, que la Russie va mener des négociations entre ses deux alliés – qui n’ont pas forcément les mêmes intérêts – pour une zone-tampon, afin d’éviter la résurgence complète des forces de Daech dans la région.

Quid justement des jihadistes de Daech, dont près de 800 (ou leurs familles) se seraient évadés des camps où ils étaient détenus par les Kurdes ? Y a-t-il un réel danger de voir se reformer Daech ou une formation qui en serait la continuation ?

On sait depuis de nombreux mois que des cellules dormantes de Daech ont été neutralisées pour une bonne part par les FDS, comme à Baghouz, mais que certaines ont certainement réussi à passer entre les mailles du filet. Ensuite, on estime à au moins 10 000 les combattants de Daech arrêtés, et autour de 80 000 personnes, avec les familles et les proches, tous ceux qui sont dans les camps ou les prisons gérés par les forces kurdes. Si ce nombre estimé de 800 évadés, sur plusieurs dizaines de milliers, n’est pas gigantesque finalement, il ne faut cependant pas sous-estimer le fait, dans le contexte d’aujourd’hui, qu’il pourrait y avoir une renaissance de pôles de combattants de Daech. Mais je pense que Damas et Moscou feront tout pour les neutraliser assez vite. Car, encore une fois, la volonté de Poutine est de faire la démonstration que le seul acteur important dans cette région du Moyen-Orient, c’est lui ! Et que le faiseur de paix, ce sera lui ! En apparaissant comme le seul gendarme de la région, capable d’arrêter Erdogan – mais aussi une éventuelle renaissance de Daech – tout en aidant Bachar Al-Assad à récupérer une partie du territoire syrien à laquelle les Kurdes n’auraient jamais renoncé s’ils n’étaient pas aussi affaiblis qu’aujourd’hui. Enfin, Moscou pourra faire discuter Ankara et Damas sur l’avenir de cette zone, avec comme préambule qu’il n’y ait pas d’autonomie kurde, puisque les Kurdes ont déjà annoncé qu’ils préféraient rester en vie et éviter un génocide.

Que penser de l’alliance qui vient de se (re)former entre les Kurdes et le régime de Bachar Al-Assad ?

Je crois qu’il faut dire que cette guerre civile syrienne, qui a débuté en 2011-2012, n’est pas au départ la guerre des Kurdes. Et qu’alors les dirigeants des partis kurdes, une dizaine dans cette zone, étaient quasiment prêts à négocier leur neutralité avec le régime de Bachar Al-Assad, qui leur proposait d’ailleurs, dès l’été 2011, de donner la nationalité syrienne à ces 500 000 ou 600 000 Kurdes apatrides originaires de Syrie, produits de la politique de son père. Ce qui a empêché cela, c’est d’abord le cours des événements, avec la radicalisation de la révolution anti-Damas ; mais, surtout, c’est la jeunesse kurde, de Kobané par exemple et d’autres villes du nord de la Syrie, qui a poussé les dirigeants kurdes à entrer dans la lutte contre Bachar. Certains y sont ainsi entrés quasiment à contrecœur. Mais, ensuite, le cours de la guerre, avec la montée en puissance de Daech, est devenu une menace très sérieuse pour la survie des combattants kurdes, à l’époque du PYD (Parti de l’union démocratique), et de ses formations armées, les YPG. Ensuite, ils ont très vite vu la possibilité d’utiliser cette occupation territoriale comme moyen de négociation vis-à-vis de Damas, afin d’obtenir une consécration des institutions qu’ils ont mis en place dans le nord-est du pays et d’aller vers une forme de fédéralisme. Sauf que Bachar n’était pas d’accord, et visiblement Poutine non plus, même si celui-ci a hésité – et peut certainement encore hésiter. Car si Poutine venait à considérer que le fédéralisme de la Syrie pouvait être un facteur de paix dans cette zone dominée par la Russie, il pourrait alors très bien faire pression sur Bachar Al-Assad en ce sens ! N’oublions pas que nombre d’officiers des FDS ont été décorés, des mois durant, à Moscou pour faits d’armes avec les Russes, notamment dans le sud-est de la Syrie, dans les zones pétrolifères. Il y a donc eu un axe d’alliance entre les FDS et la Russie, qui remonte à plus de quatre ans… Poutine, dans cette affaire, n’est ni pro, ni anti-kurde : il est d’abord pragmatique, il veut le maintien du régime de Damas, il veut calmer Erdogan, qui est son allié, mais jusqu’à un certain point seulement. En fait, il veut surtout reconstruire cette région du monde sous l’égide de la Russie. Et les choix tactiques peuvent encore varier, selon les circonstances !

Olivier Piot Auteur de : Le Peuple kurde, clé de voûte du Moyen-Orient, préfacé par Frédéric Tissot (ex-consul de France à Erbil, au Kurdistan irakien), en 2017 (dont une version actualisée devrait paraître début 2020) ; et de Kurdistan. La colère d’un peuple sans droits, avec Julien Goldstein (photos), préface de Bernard Dorin, en 2012, tous deux aux éditions Les Petits matins.

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