« Soft law » et pouvoir du capital

Les multinationales sont désormais en mesure de peser sur l’édiction des normes et des réglementations.

Hélène Tordjman  • 13 novembre 2019
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« Soft law » et pouvoir du capital
© JOEL SAGET / AFP

Par une patiente stratégie et des dépenses de lobbying faramineuses, les firmes multinationales se sont infiltrées aux plus hauts niveaux de la gouvernance internationale et sont désormais en mesure de peser sur l’édiction des normes et des réglementations. C’est particulièrement vrai dans l’Union européenne, comme le montre un rapport publié par l’European Network of Corporate Observatories (1). Depuis plusieurs décennies, la prééminence est progressivement donnée à la soft law au détriment de la loi « dure », celle écrite par les États et validée par les représentants des peuples. Responsabilité sociale et environnementale des entreprises, forums « multi-parties prenantes » et autres partenariats public-privé sont des espaces réunissant firmes, ONG, scientifiques et États, censés parvenir à des consensus sur lesdites normes. Mais la souplesse de ces dispositifs, leur absence de légitimité démocratique et la place qu’y occupent les entreprises conduisent de fait à une situation où ces dernières s’autogouvernent, avec la bénédiction de la Commission européenne.

Un exemple de ce phénomène est celui de la finance « verte » et des obligations du même nom. Ces obligations sont supposées canaliser l’investissement vers des activités respectueuses de la nature et des êtres humains. Ce marché est en pleine croissance et représente environ 1 500 milliards de dollars. Les émetteurs principaux d’obligations vertes sont aujourd’hui les États et les grandes firmes (2). Parmi ces dernières, on trouve EDF, un des plus grands opérateurs nucléaires au monde ; Engie, qui a partiellement financé ainsi la construction du barrage de Jirau, au Brésil, catastrophe sociale et environnementale ; ou Apple, entreprise ayant érigé l’obsolescence programmée en business model et championne du monde de l’évasion fiscale. On pourrait multiplier les exemples. Tout cela est-il bien vert ?

Tout découle de la définition de ce qui est jugé « vert » et de sa codification précise. Les normes, nouveaux lieux de pouvoir, prennent ici la forme de labels et de benchmarks. Ils émanent avant tout des industriels concernés, des banquiers et des financiers. Face à leur multiplication, la Commission européenne a récemment proposé une standardisation. Cette dernière a toutes les limites des benchmarks préexistants. Tout d’abord, ces normes concernent les procédures internes des firmes plus que les résultats effectifs de leur activité. Aucun système de sanction n’est prévu. Ensuite, des entreprises très sales peuvent émettre des obligations vertes, tant que les projets financés satisfont à la norme. Enfin, les technologies sont jugées neutres : si un projet de géo-ingénierie peut participer à l’objectif des 2 °C, il pourra être financé par ce canal. Le standard de la Commission est insuffisamment exigeant parce qu’il reprend quasiment terme à terme les labels auparavant définis par les industriels.

Dans le contexte actuel d’urgence climatique, la démission des institutions européennes face aux multinationales est gravissime et témoigne de l’absence de leur souveraineté politique.

(1) « Impunité “made in Europe” », Enco, 2018, www.multinationales.org

(2) « 2018 Green Bond Market Highlights », Climate Bonds Initiative www.climatebonds.net

Hélène Tordjman Maîtresse de conférences à l’université de Paris-XIII

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