Tolkien, Voyage en Terre du Milieu : L’origine d’un monde

La BNF consacre une somptueuse exposition à Tolkien, mais évacue un peu vite des questions dérangeantes sur l’auteur du _Seigneur des anneaux_.

Sébastien Fontenelle  • 20 novembre 2019 abonné·es
Tolkien, Voyage en Terre du Milieu : L’origine d’un monde
© Maquette de la jaquette pour l’édition de 1937 de Bilbo le Hobbit.The Tolkien Estate Ltd/Oxford, Bodleian Library

Pour qui ne serait pas déjà un peu accoutumé à son univers, ou ne le connaîtrait que par le truchement des adaptations cinématographiques de ses deux maîtres livres, Bilbo le hobbit et Le Seigneur des anneaux, l’impressionnante exposition que la Bibliothèque nationale de France (BNF) consacre à John Ronald Reuel Tolkien – et dont l’organisation suscite, sérieux bémol, la colère des agents du service de l’accueil (lire encadré) – peut se révéler d’abord un peu déroutante. Car, d’évidence, elle présuppose une familiarité avec un imaginaire dont l’étrangeté ne s’apprivoise pas toujours facilement. Mais cela ne doit pas rebuter, car sa découverte fait aussi naître une vive curiosité pour une œuvre monumentale et pour son auteur. D’autant plus que l’exposition est splendide par sa forme, et prodigieuse par l’ampleur du fonds documentaire qu’elle mobilise – notamment prêté par la prestigieuse Bibliothèque bodléienne de l’université d’Oxford (Royaume-Uni), où sont conservées la plupart des archives de Tolkien.

Le 31 octobre dernier, huit jours après l’inauguration de l’exposition, les personnels du service de l’accueil de la BNF – dont la direction se prévaut d’une« forte affluence »– se sont mis en grève pour dénoncer « des conditions de travail déplorables et un sous-effectif chronique, une nouvelle organisation du travail qui détériore l’accueil des lecteurs et en particulier celui des chercheurs » et « une extension des horaires de l’exposition Tolkien pendant 4 mois jusqu’à 21 heures les jeudis soir alors que l’exposition est déjà accessible 6 jours sur 7 jusqu’à 19 heures ». Cette dernière mesure, contraire aux préconisations du CHSCT, est « synonyme », explique l’intersyndicale CGT-FSU-SUD dans un communiqué, « de dégradations des conditions de travail, de santé et de vie des agents ». Au temps pour la magie… z S. F.

La visite tient sa promesse : cette déambulation constitue bel et bien un enchanteur « voyage en Terre du Milieu », souvent émouvant, fréquemment passionnant. Où l’on découvre et redécouvre, salle après salle, sur plus de mille mètres carrés et dans un décor dont les teintes rappellent celles des forêts qui occupent une place si particulière dans cette cosmogonie, par quel long cheminement Tolkien a inventé puis ordonnancé, avec l’extraordinaire souci du détail dont témoignent ici ses manuscrits réunis, ses magnifiques alphabets, ses cartes, croquis et dessins, un monde véritablement immense, immensément vivant, et d’une richesse presque infinie.

Où l’on se remémore également que ce grand écrivain, dont l’exposition dit aussi la vie à Oxford, où il fut étudiant puis un brillant professeur, a définitivement structuré un genre romanesque à part entière, qui est tout autre chose que les caricatures qui en ont trop souvent été faites : la fantasy. Car c’est bien lui qui a défini le cadre dans lequel allait ensuite s’inscrire, fût-ce pour le subvertir, sa longue descendance littéraire. Comme l’a reconnu dans un vibrant hommage (1) son plus fameux continuateur, George Raymond Richard Martin, auteur de la désormais mythique saga du Trône de fer (Game of Thrones) : «La fantasy existait longtemps avant lui, oui, mais J. R. R. Tolkien s’en est emparé pour se l’approprier comme jamais aucun auteur avant lui ne l’avait fait, comme aucun auteur ne le fera plus jamais. » Puis d’ajouter : « Il a été le premier à créer un univers secondaire pleinement accompli, un monde entier avec sa propre géographie, ses propres histoires et légendes, sans aucun lien avec les nôtres, et pourtant tout aussi réel d’une certaine façon. »

Toutefois, on regrette que les commissaires de l’exposition aient fait le choix de traiter – ou d’évacuer – un peu rapidement certaines questions relatives, par exemple, à la place des femmes dans l’œuvre de Tolkien, qui développait, dans sa correspondance privée, « un discours traditionnel sur le rôle de la femme [sic]_, son rapport de complémentarité et de dépendance avec l’homme, et les différences naturelles qui existent entre les sexes_ (2) ».

Ce n’est guère surprenant, et il est déjà arrivé que certains de ses exégètes, arguant notamment du fait qu’il avait clairement exprimé dans les années 1930 le dégoût que lui inspirait l’antisémitisme nazi (puis, dans les années 1950, sa nette condamnation de l’apartheid pratiqué en Afrique du Sud, où il était né), rechignent à se confronter aux accusations de racisme qui ont parfois été portées contre lui. Or, cet éminent représentant du conservatisme britannique de son temps, catholique traditionaliste mû par « le souci de régler sa pensée et son mode de vie sur sa religion (3) », était évidemment lesté, lorsqu’il écrivait, de quelques préjugés : dans notre époque où les débats sur le genre et la race sont de quelque importance et où l’actualité incite à mieux scruter le tracé de la limite entre l’artiste et son œuvre, il est sans doute dommage de ne pas s’y attarder un peu.

Pour prolonger la visite, on pourra se plonger dans le magnifique catalogue de l’exposition, véritable mine documentaire, et compléter sa lecture par celle du formidable recueil, nourri lui aussi d’une richissime iconographie, publié par la Bibliothèque bodléienne (4). Puis (re)lire, bien sûr, les deux livres magiques par quoi tout a commencé…

(1) Méditations sur la Terre du Milieu, Karen Haber (coord.), John Howe (illustrations), Mélanie Fazi (traduction de l’anglais, États-Unis), Bragelonne, 2003.

(2) Dictionnaire Tolkien, Vincent Ferré (coord.), Bragelonne, 2019.

(3) Idem.

(4)Tolkien, créateur de la Terre du Milieu, Catherine McIlwaine, Fabrice Canepa (traduction de l’anglais), Hoebeke.

Tolkien, Voyage en Terre du Milieu, Bibliothèque nationale de France, jusqu’au 16 février 2020, bnf.fr

Catalogue établi par Vincent Ferré et Frédéric Manfrin (coord.), BNF/Christian Bourgois éditeur, 303 pages, 40 euros.

Culture
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