Elia Suleiman : Une familière étrangeté

Dans _It Must Be Heaven_, Elia Suleiman donne à voir avec jubilation les travers des sociétés dites occidentales.

Christophe Kantcheff  • 4 décembre 2019 abonné·es
Elia Suleiman : Une familière étrangeté
© Rectangleproductions Nazirafilms Pallasfilm PossiblesMedia Zeynofilm

Dix ans qu’Elia Suleiman n’avait pas tourné ! Il revient avec It Must Be Heaven (« Ce doit être le paradis »), crédité d’une Mention spéciale au palmarès du Festival de Cannes cette année. Outre que le film provoque le rire de bout en bout, il est une implacable mise en exergue des errances des sociétés occidentales, qui sont ici symbolisées par Paris et New York. Voici comment le cinéaste le présente : « Si, dans mes précédents films, la Palestine pouvait s’apparenter à un microcosme du monde, It Must Be Heaven tente de présenter le monde comme un microcosme de la Palestine. » Son intention n’est donc pas de réaliser une charge contre les sociétés contemporaines. La tendresse n’est d’ailleurs pas exclue de son regard. Mais celui-ci vise juste.

Pour incarner ce regard, Elia Suleiman, dit « ES », joue son propre rôle, comme dans Interprétation divine (2002). Les cheveux blanchis, la silhouette étoffée, un petit chapeau vissé sur la tête, il promène son étonnement impassible dans les rues de Paris et de New York, après quelques séquences en Palestine. Là, il a été le témoin de scènes absurdes, tandis que son jardin est « envahi » par un voisin voleur de citrons. Du coup, ES va chercher refuge en « Occident ». Le « paradis » sur terre ?

It Must Be Heaven est un film d’épure. Dans la bande dessinée, on appelle cela la ligne claire. Les décors, les cadrages, tout est au cordeau. ES est souvent au centre de l’écran, observant ce que l’on découvre en contrechamp. À Paris, les rues et les places où il déambule un 14 juillet sont désertes, ce qui accentue la pureté graphique des plans. Par ailleurs, ES reste constamment silencieux. Son regard, les expressions de son visage et ses attitudes suffisent.

Ces choix ne sont évidemment pas gratuits. Ils sont consubstantiels au petit théâtre presque irréel ou franchement comique auquel ES est sensible. Ainsi, à Paris, dans une rue déserte où une seule voiture est garée, un homme, manifestement poursuivi, jette le bouquet de fleurs qu’il a dans les mains sous le véhicule. Puis arrivent trois policiers ridiculement postés sur des gyroroues (des roues électriques) qui entreprennent une sorte de ballet autour de la voiture. Autre exemple, à Central Park, une Femen, arborant sur sa poitrine le drapeau palestinien avec le slogan « Free Palestine », a des policiers à ses trousses dont la priorité est de cacher ces seins impudiques.

On n’est jamais loin de Jacques Tati ou d’un Sempé politique. Tout ce qui intrigue ES relève de la sécurisation à outrance de nos villes, de la prolifération des armes (New York) ou de l’égoïsme galopant qui se manifeste par la lutte des chaises au jardin du Luxembourg, une vieille dame se faisant brûler la politesse par un bobo à roulettes. C’est toujours drôle, mais on rit jaune. Ou bien ce rire agit comme exutoire face à notre impuissance à renverser la tendance. Sans doute fallait-il venir de l’extérieur, comme Elia Suleiman, pour être aussi précis et percutant dans l’ironie.

Mais, précisément, ES vient-il tant de l’extérieur que cela ? Ces signes de notre époque le renvoient à ce qu’il connaît déjà. C’est ce que le cinéaste appelle « présenter le monde comme un microcosme de la Palestine ». Si le monde ne lui est pas résolument étranger, il n’est pas non plus tout à fait un étranger dans le monde. C’est pourtant à cet état-là que l’on s’échine à le ramener. Même en tant que cinéaste. Une scène le montre face à un producteur lui déclarant que le nouveau scénario qu’il lui a confié n’est pas assez palestinien – avec tous les clichés que cela suppose. En l’assignant à cette seule identité, on enferme Elia Suleiman – c’est peut-être pour cette raison qu’il a été si longtemps sans tourner. Avec It Must Be Heaven, il affirme, de façon burlesque et jubilatoire, une forme d’universalité.

It Must Be Heaven, Elia Suleiman, 1 h 42.

Cinéma
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