Mort au patriarcat, pas au climat !

Du mouvement antinucléaire à la lutte contre la déforestation, l’écoféminisme s’est ancré dans des combats écologistes importants, mais n’a pas encore vraiment émergé en France.

Vanina Delmas  • 18 décembre 2019 abonné·es
Mort au patriarcat, pas au climat !
© illustration Dorothée Richard

Le 17 novembre 1980, deux mille femmes convergent en direction du Pentagone pour encercler ce bâtiment abritant le commandement militaire des armées américaines. Elles s’enchaînent aux grilles, les cadenassent, les décorent et réalisent des rituels de deuil au rythme des chants, des cris et du son des tambours… Quatre marionnettes géantes symbolisent leurs émotions : la colère, la tristesse, la joie et le deuil. Elles déclarent : « Nous nous rassemblons au Pentagone car nous avons peur pour nos vies. Peur pour la vie de cette planète, notre terre, et pour la vie de nos enfants, qui sont notre avenir humain […]. Nous sommes entre les mains d’hommes que le pouvoir et la richesse ont séparés non seulement de la réalité quotidienne mais aussi de l’imagination. »

Issues des mouvements pacifistes, du féminisme et d’organisations écologistes, les femmes du Women’s Pentagon Action dénoncent, par cette opération radicale et visuelle, le programme militaire du président Reagan et l’accident de la centrale nucléaire de Three Mile Island l’année précédente (1). Initiant un mouvement de mobilisations antinucléaires qui s’étendra sur une dizaine d’années.

En 1981, en Angleterre, des femmes installent un campement de protestation pacifique, non mixte, sur la base de Greenham Common, où l’Otan voulait installer des missiles nucléaires. Pendant dix-neuf ans, elles ont inventé des modes d’action directe artistique et essaimé leurs idées ailleurs en Europe, aux États-Unis, en Australie, dans le contexte particulier de la guerre froide.

Progressivement, ce mouvement prend le nom d’écoféminisme. Personne ne se risque à en donner une définition exhaustive et immuable car, comme pour le féminisme, des nuances existent : écoféminisme essentialiste et constructiviste, universaliste et différentialiste, matérialiste et spirituel… Mais un constat fait l’unanimité depuis une quarantaine d’années : il est urgent et vital de se dégager du lien étroitement noué entre oppression des femmes et domination de la nature.

Émilie Hache, philosophe spécialiste de l’écoféminisme, imagine cette relation comme un ruban de Möbius : « Les femmes [seraient] inférieures (mais aussi irrationnelles, plus sensibles, impures, etc.) parce qu’elles seraient plus proches de la nature, et la désacralisation – mais aussi donc l’exploitation – de la nature s’appuie sur sa féminisation. »

Dans son livre Pour une désobéissance créatrice (2), la physicienne et écologiste indienne Vandana Shiva précise : « L’éco-féminisme est un bon terme pour distinguer un féminisme qui est écologique de féminismes devenus extrêmement technocratiques. Je dirais même patriarcaux. » Surtout connue pour son combat anti-OGM, elle a démontré que l’écoféminisme existe dans les pays du Sud et ne se réduit pas au mouvement antinucléaire. Son propre engagement a débuté dans les années 1970 avec les femmes Chipko qui s’opposaient à la déforestation en entourant les arbres et en se collant à eux.

Au Kenya, la biologiste Wangari Maathai a mené quant à elle le Green Belt Movement (mouvement de la ceinture verte), visant à planter des arbres pour soulager les femmes, chargées de la récolte du bois et donc obligées de parcourir de plus en plus de kilomètres à cause de la déforestation.

Les écoféministes, par leurs actions et leurs réflexions, ont desserré le carcan dualiste qui régit la société patriarcale : écologie/féminisme ; nature/culture ; corps/esprit. Mieux, elles se sont réapproprié ces concepts. Le meilleur mot pour désigner ce processus est Reclaim, explique Émilie Hache dans le recueil de textes écoféministes qui porte ce titre : « Il signifie tout à la fois réhabiliter et se réapproprier quelque chose de détruit, de dévalorisé, et le modifier […]. Il n’y a aucune idée de retour en arrière, mais plutôt celle de réparation, de régénération et d’invention, ici et maintenant. » Dans les années 1980, la menace nucléaire a poussé les femmes à agir. Aujourd’hui, c’est l’urgence climatique.

« Ma planète, ma chatte, sauvons les zones humides », « pubis et forêts, arrêtons de tout raser », « l’écologie, c’est comme le clitoris, faut pas l’oublier ! », « mort au patriarcat, pas au climat ! » Essentiellement criés par de jeunes femmes, ces slogans, perçus tantôt comme rafraîchissants, tantôt comme dérangeants, ont rapidement éclos au sein des marches pour le climat. Un écho direct à l’écoféminisme, pourtant très discret en France. Paradoxalement, l’une de ses premières théoriciennes est la militante libertaire Françoise d’Eaubonne, qui a créé le groupe de réflexion non mixte écologie-féminisme, puis le mot-valise « écoféminisme » dans ses livres L’Écologie ou la mort (1974) et Écologie et féminisme. Révolution ou mutation ? (1978) Son credo ? Dénoncer la culture patriarcale de « l’illimitisme », dans la foulée du rapport Meadows publié par le Club de Rome en 1972, qui alertait sur les conséquences catastrophiques d’une croissance économique et démographique exponentielle.

« En liant les problématiques écologistes et féministes, en rejetant le libéralisme économique et les principes de croissance, en critiquant les principes du capitalisme et du travail salarié, Françoise d’Eaubonne nous propose de muter de société », analyse l’historienne Caroline Goldblum (3).

Pourtant, l’étincelle s’est vite éteinte. « Comme si les féminismes français et l’écoféminisme avaient suivi des voies parallèles en s’ignorant mutuellement : l’écoféminisme de Françoise d’Eaubonne ne prend pas, et la rencontre avec les écoféminismes étrangers ne se fait pas non plus », observe la professeure de philosophie Jeanne Burgart Goutal (4). Elle avance plusieurs hypothèses : la personnalité radicale de Françoised’Eaubonne et son rapport à la violence, et l’isolement du mouvement féministe français par rapport aux mouvements sociaux transnationaux.

Des raisons historiques sur le plan international et propres à la politique française ont également joué. « L’écoféminisme s’est fortement développé dans les lieux où se trouvaient des missiles Pershing (Allemagne, Italie…) en direction de l’URSS. En France, il n’y en avait pas, souligne Isabelle Cambourakis, directrice de la collection « Sorcières » des éditions Cambourakis. Les Français ne se sentent pas concernés par le nucléaire militaire, et sont moins fébriles que d’autres sur le nucléaire civil. » En outre, le mouvement antinucléaire a été durement réprimé jusqu’à faire un mort, Vital Michalon, lors d’une manifestation à Creys-Malville en 1977. « Et s’opposer aux missiles signifie aussi promouvoir une -certaine société anti-patriarcale. Or, en France, à cette époque-là, nous sommes dans un féminisme qui s’institutionnalise, pour lequel il ne semble pas intéressant de penser à une contre-société un peu utopique », poursuit Isabelle Cambourakis.

Quelques collectifs de femmes ont tenté de résister, à l’image des Guêpes de Fessenheim, du comité des Mères en colère de La Hague ou des femmes de Plogoff, qui ont tenu des barricades pendant six semaines. Malgré cela, l’écoféminisme français n’existe pas. « L’écoféminisme est une expérimentation politique directe […]. Ces mouvements se tiennent à l’écart du pouvoir organisé. On les voit intervenir là où l’État fait défaut », écrit la philosophe Catherine Larrère. La traduction des textes de Vandana Shiva dans les années 1990 réactive un peu la flamme avec le mouvement altermondialiste, mais il faut attendre la COP 21, en 2015, pour que cette question titille à nouveau les militantes du mouvement climat, dans les mobilisations ou sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Un nouveau terreau plus propice à résister par l’action politique, et une politique réinventée.

Les 21 et 22 septembre 2019, le collectif Les Bombes atomiques (5) a organisé un « rassemblement antinucléaire et féministe » à Bure, lieu de lutte contre le projet d’enfouissement des déchets radioactifs Cigéo. Et en mixité choisie, comme l’indiquait son texte de présentation : « Entre femmes, meufs, gouines, personnes trans, intersexes, non binaires… sans hommes cisgenres (cisgenre signifie être en accord avec le genre qui nous a été assigné à la naissance) ». « Après la vague de perquisitions, j’ai dû faire le deuil d’une partie de la lutte, confie Marie (6), militante à Bure depuis plusieurs années. Ce rassemblement a permis de réparer beaucoup de choses et de donner un nouveau souffle à la lutte, car nous avons tout de même réussi à faire marcher plus de 400 personnes jusque sur le site de l’Andra (7), sans intervention policière. »

Lors des premières réunions d’organisation, la décision a été prise de ne pas utiliser le mot « écoféminisme ». « Nous ne voulions pas exclure des personnes qui ne se reconnaissent pas dans ce mot, dont le sens n’est pas évident aujourd’hui en France. Et nous ne nous sentons pas totalement héritières de ce qu’il peut représenter, qu’il s’agisse de sa dimension spirituelle, essentialiste ou plus néolibérale, à savoir la fabrication de ses propres produits de beauté… » explique Barbara (8).

Pendant ces deux jours dans la Meuse, un torrent d’émotions a traversé les participantes. Elles ne l’ont pas vécu comme la preuve d’une « essence » féminine, mais comme un sentiment de puissance. « La mixité choisie est une révolution, car nous nous organisons différemment, l’écoute est très présente, l’artistique aussi. Cela permet d’ouvrir un nouvel imaginaire militant, car c’est le contexte qui crée les actions et non nos identités sociales », précise Barbara. Depuis, des groupes locaux se sont formés (Paris, Toulouse, des villes de l’Est, Rennes, Lyon-Grenoble…) avec l’objectif de tisser un réseau. Les luttes ancrées sur les territoires rallumeront peut-être le feu écoféministe en France.

(1) Lors de cet accident, le 28 mars 1979, une faible quantité de radioactivité a été relâchée dans l’environnement.

(2) Actes Sud, 2014.

(3) Françoise d’Eaubonne et l’écoféminisme, Caroline Goldblum, Le Passager clandestin, 2019.

(4) L’Écoféminisme et la France : une inquiétante étrangeté ?, Jeanne Burgart Goutal, PUF, 2018.

(5) bombesatomiques.noblogs.org

(6) Prénom modifié.

(7) Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs.

(8) Prénom modifié.

Écologie
Publié dans le dossier
Féminismes : Les nouvelles voix
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