Ruth Zylberman : Une arpenteuse dans l’histoire

Cinéaste, écrivaine, Ruth Zylberman publie aujourd’hui _209, rue Saint-Maur, Paris Xe_, prolongement d’un documentaire exceptionnel autour d’un immeuble populaire. Un ouvrage au diapason d’un parcours.

Jean-Claude Renard  • 22 janvier 2020 abonné·es
Ruth Zylberman : Une arpenteuse dans l’histoire
© BÉNÉDICTE ROSCOT

Réjane, comédienne ; Alexandre Arnoux, homme de lettres ; Paul Déroulède, poète et soldat ; Curnonsky, prince des gastronomes ; Léon Barillot, peintre animalier… Des noms gravés dans la pierre. Là demeura, ou fut abattu. Des noms, des adresses, des histoires. « Ici dans ce garage ont été trouvés le 17 août 1944 les corps de 42 patriotes, jeunes catholiques combattants, organisation civile et militaire, FTP, FFI, fusillés par ordre de la Gestapo. Souvenez-vous ! » À l’image, toujours en mouvement, s’arrêtant puis reprenant son chemin, Ruth Zylberman ajoute des photographies d’archives, réveille la mémoire de quelques-unes de ces personnalités virées en personnages. Sait-on combien un nom, une fonction fait récit ?

Changer le monde ? Entretien avec Ruth Zylberman réalisé par Joseph Beauregard. A voir sur le site du Forum des images

En partenariat avec le Forum des Images à Paris, Politis vous propose une série de textes (portrait, entretien...) accompagnée d'un échange filmé avec une personnalité dont le travail questionne le monde, les images et le cinéma.

Le tout en écho avec la programmation du web magazine et du festival Un état du monde…

On est en 2001. Premier film de Ruth Zylberman, Paris fantômes se veut une brinquebale parisienne concentrée sur les façades de la capitale, avec ses plaques commémoratives dégringolant en cascade, exprimant « la succession des âges ». La cinéaste « fétichise, accumule, érudise ». Non sans cadrer une pointe d’humour : « Le 17 avril 1967 / ici / il ne s’est rien passé. » Paris fantômes est aussi une longue promenade en plein air avant de concentrer la caméra sur quelques habitants atypiques d’un quartier. Adi Fuchs, boulimique des registres, militant pour que soit apposée dans chaque école du Xe arrondissement une plaque à la mémoire des enfants juifs déportés, en est un.

La traque des mémoires, qui vont, viennent, accostent, s’accrochent dans les fragilités, c’est tout le travail de Ruth Zylberman. Rien n’est jamais figé. An 2018 : la réalisatrice remet un couvert à sa table. Les Enfants du 209, rue Saint-Maur, documentaire hors norme, exceptionnel (1). Elle choisit une adresse selon « un hasard contrôlé » et s’y tient. Durant plusieurs années, elle enquête pour retrouver les locataires de cette adresse fichée dans le Xe arrondissement parisien, du Front populaire jusqu’aux lois de Vichy et la rafle du Vel’ d’Hiv, avant de reconstituer l’histoire de ce qui ressemble à une communauté. Trois cents personnes logeaient là. Près d’un tiers venant de l’étranger, des famiulles juives débarquées de Pologne, de Roumanie ; ouvrières, ouvriers, artisans, fonctionnaires. Redessinant le cadre de ce bâtiment, avec ses quatre immeubles, ses cages d’escalier, ses toilettes sur le palier, la cinéaste réactive les lieux. Une famille nombreuse à tel étage, une autre deux étages plus bas, une autre encore à côté de la concierge, un policier là et la petite épicerie au coin de la rue. Si elle joint des images d’archives, des éléments miniatures en guise d’illustrations pour représenter les appartements, retrouvant les locataires survivants du 209 à Paris, en banlieue, en province, à Tel-Aviv, aux États-Unis, elle redonne vie aux existences effacées. Devant la caméra, les souvenirs crapahutés remontent en surface, entre rafles, arrestations et arrachements familiaux. Sans rien céder au pathos, mais sur le fil de l’émotion, une émotion contenue, Les Enfants du 209, rue Saint-Maur tient de bout en bout sur ce dynamisme, dans la confrontation entre le passé et le présent.

Aujourd’hui, Ruth Zylberman prolonge cette mémoire collective et individuelle par une ample « autobiographie » de cette adresse, logis de petites gens, bâtie pour les pauvres, avant de connaître la gentrification de l’Est parisien.

Remontant au mitan du XIXe siècle, poursuivant le tableau avec les Communards, jusqu’aux locataires actuels, 209, rue Saint-Maur, Paris Xe est à la fois un essai, une fresque historique, une étude sociologique, un récit façon Vie mode d’emploi documentaire, les fruits du travail d’une obsessionnelle (sans compulsion), cartographe attentive. Soit un objet littéraire peu commun. Qui palpite, émeut. Remarquablement écrit. Une œuvre totale. Faut-il s’en étonner ? L’écriture, la phrase troussée, c’est ce que l’on observe d’emblée, et dès son premier documentaire. Foin du sujet, verbe, complément, du commentaire qui prend d’autorité la main du spectateur, d’une spectatrice, mais un verbe qui toujours raconte une histoire dans l’histoire, une écriture au scalpel de mage, colorée et poétique.

Ce pavé littéraire, furieusement ressemblant à son autrice, qui justement aime battre le pavé parisien, arpenter les trottoirs le regard en l’air, interpellée par les stigmates d’une architecture, urbaine pur jus, pourrait être un aboutissement. Mais Ruth Zylberman est encore trop jeune. Née en 1971 à Paris, elle grandit à Barbès, dans le XVIIIe. Arrondissement qu’elle n’a jamais quitté. Première obsession. Ses grands-parents sont des juifs polonais, son père est pédiatre, sa mère, déportée enfant, est maîtresse de conférences en économie à la Sorbonne. Gamine, elle passe « des heures à marcher dans Paris, en compagnie de Patrick Modiano », lui-même féru d’asphalte, résidant tout près de son lycée. Quand elle ne gambade pas, elle lit Trotski, affermit ses idées à gauche. Déjà, elle rêve d’écriture, partage ses études entre l’histoire et les lettres. En quête d’un travail, à défaut de vivre de sa plume, elle entre dans la maison de production de Serge Moati, où elle apprend les arcanes du documentaire, de la recherche à l’écriture, de la réalisation au montage, jusqu’à se décider à faire ses propres films, reconnaissant talonner « les tensions entre la tragédie et la vitalité ». C’est plus tard qu’elle verra les documentaires de quelques maîtres, Kieslowski, Kiarostami, Chris Marker, Mosco Levi Boucault…

Après Paris fantômes, les films s’enchaînent. Parcours résistants, en 2001, autour de témoignages de figures de la Résistance de la première heure, syndicaliste, lycéen, étudiante, ouvrier ou encore secrétaire de mairie. Une œuvre animée d’images d’archives et d’interventions de spécialistes, trempée de souvenirs où ressort la puissance de la parole. Qui sur l’entrée en clandestinité, qui sur l’impression de tracts, qui sur le contact avec un réseau, qui sur les interrogatoires, l’universelle vacherie des tortures. Une France ordinaire, ou presque. Pas de « gros bras », des humbles.

En 2009, toujours taraudée par les bouleversements du XXe siècle, avec Dissidents, les artisans de la liberté, Ruth Zylberman revient sur l’opposition de figures polonaises, hongroises et tchécoslovaques (se bousculent notamment Jaroslav Sabata, Karol Modzelewski, Petr Uhl, Laszlo Rajk, Vaclav Havel), des « conspirateurs de la démocratie », avant la chute du mur de Berlin, partageant le même combat.

D’autres fantômes exhumés. En 2011, avec Maurice Nadeau, le chemin de la vie, la réalisatrice sort de l’histoire (quoique) et des images d’archives pour brosser un portrait d’un -grandiose éditeur, « un marcheur lui aussi », au crépuscule de sa vie, évoquant sa quête du père, son enfance dans la Saintonge et son militantisme trotskiste, convenant que sa maison d’édition, accueillant les recalés du Seuil ou de Gallimard, de Walter Benjamin à Georges Perec ou Leonardo Sciascia, « c’est un peu une poubelle ! ». Pas de hasard dans le choix de Nadeau pour qui s’intéresse à « l’engagement politique », qui demeure pour Ruth Zylberman une « boussole de base », autre obsession, « avec ses complexités, ses complications. Pas nécessairement le militantisme. Mais regarder autour de soi, montrer la dignité à l’œuvre, c’est déjà un engagement », confie-t-elle en aparté. En 2019, avec 1939, un dernier été, elle revient sur l’insouciance d’une saison avant la guerre, « ces journées frontières », puisant dans les correspondances, les films amateurs…

Arc-boutée sur l’histoire, Ruth Zylberman ? Elle s’en défend. « Ce ne sont pas des films d’histoire, mais des films sur l’histoire », dit-elle à Joseph Beauregard dans un entretien articulé autour de son travail pour le Forum des images, dans la collection « Un état du monde et du cinéma » (2). Elle est toujours « dans un rapport à l’histoire ultrasensible, commente le réalisateur, plongée dans l’universel et l’intime, dans une même histoire. C’est particulier. Quand on voit ses films, on sait qu’il n’y a qu’elle pour les faire, avec un questionnement, un rapport au temps ».

Autre réalisateur, Mosco Levi Boucault renchérit : « Zyl m’a fait découvrir un écrivain tchèque dont le journal m’accompagnera pour toujours : Jan Zabrana. Et elle m’a incité à lire un livre que j’aurais dû ouvrir depuis des années : Vie et Destin, de Vassili Grossman. C’est désormais mon livre. Ma recherche du temps révolu. Zyl, c’est d’abord une tendre qui est attirée par les opprimés et les révoltés. Les blessés à jamais. Une femme d’aujourd’hui dont le cœur bat en 1942 à Paris, plus tard à Prague. Pendant l’Occupation, elle ne se serait pas rendue aux convocations et aurait basculé dans la Résistance. Elle aurait été une parfaite agente de liaison ! Au temps du socialisme réel, elle aurait animé une imprimerie clandestine, publié des textes interdits, fréquenté les cafés des poètes maudits. Elle adore les gens, l’histoire. Et elle adore la section des archives dans les bibliothèques. Elle y déniche des histoires dont elle tisse les fils dans ses films, où prévaut la tendresse du regard et de l’écoute. Elle est dans l’empathie avec ses survivants, dont elle aurait aimé vivre le passé. » Une empathie, certes, mais avec la distance nécessaire face au sujet. Sans complaisance.

(1) Documentaire rediffusé ce lundi 27 janvier, à 22 h 35, sur Arte, et sur le site de la chaîne, arte.tv jusqu’au 15 février 2022.

(2) L’intégralité de l’entretien est à voir sur le site du Forum des images.

209, rue Saint-Maur, Paris Xe, Autobiographie ****d’un immeuble Ruth Zylberman, Seuil/Arte éditions, 448 pages, 23 euros.

Société Idées
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