Thomas Piketty : « Un néolibéralisme à contretemps »

L’économiste Thomas Piketty, qui publie une somme sur les régimes d’inégalités dans le monde*, revient ici sur l’aspect profondément « décalé » de la politique du gouvernement Macron et analyse les difficultés des forces de gauche à affronter cette période de fortes mobilisations sociales.

Olivier Doubre  et  Erwan Manac'h  • 22 janvier 2020 abonné·es
Thomas Piketty : « Un néolibéralisme à contretemps »
© ERIC PIERMONT/AFP

Avec les 2,5 millions d’exemplaires vendus à travers le monde de son précédent ouvrage, Le Capital au XXIe siècle (1), traduit en quarante langues, Thomas Piketty se voit parfois qualifié de « rock star de l’économie ». Il n’occupe pourtant qu’un modeste bureau à l’École d’économie de Paris, entouré de rayonnages où, en dehors des multiples traductions de ses ouvrages, figurent majoritairement, non des manuels d’économie, mais des livres d’histoire et de philosophie politique. Ce livre traitait (déjà) de l’évolution de la structure des inégalités au fil de l’histoire. Avec celui qu’il publie aujourd’hui (de plus de 1 200 pages), l’économiste a souhaité élargir son propos à l’échelle de la planète en s’intéressant aux discours dominants, selon les époques et dans chaque société, qui permettent de justifier les inégalités de la société en question.

À chaque type d’accumulation de capitaux, à chaque moment historique sa propre idéologie, soit un « ensemble d’idées et de discours a priori plausibles visant à décrire comment devrait se structurer la société ». Et le chercheur de préciser : « Chaque société, chaque régime inégalitaire se caractérise par un ensemble de réponses plus ou moins cohérentes et durables apportées à la question du régime politique et à celle du régime de propriété. » Sociétés d’ordres de l’Ancien Régime, esclavagistes, coloniales, de propriétaires dans l’Europe du XIXe siècle, sociétés ternaires au Japon, en Inde ou en Chine confrontées au colonialisme européen, sociétés sociales-démocrates, « communistes » et postcommunistes, sont une à une étudiées, graphiques et tableaux statistiques à l’appui, sans jamais s’abîmer dans un jargon -technique. Au-delà de la richesse de cet ouvrage, nous avons interrogé Thomas Piketty sur l’actuelle mobilisation contre le projet de modification du système français de retraites. Un projet proposé par Emmanuel Macron en vertu, selon l’économiste, d’idées « décalées » résultant de « ce qu’il a appris à l’ENA il y a vingt ans ». Soit, pour Piketty, « une énorme arnaque »

Quel regard portez-vous sur le mouvement contre la réforme des retraites ?

Thomas Piketty : D’abord, il n’y a pas suffisamment de mobilisation. Le gouvernement a visiblement réussi à isoler le secteur public du secteur privé avec le timing de ses annonces. À mon avis, cela peut changer quand les gens verront comment marchent le compte de points et la fixation de la valeur du point et quand ils comprendront les dangers de cette réforme. Le mouvement peut s’installer dans la durée et repartir au printemps.

Ensuite, je pense que le mouvement social et l’opposition à cette réforme seraient plus forts s’ils s’appuyaient sur un projet alternatif. Ils devraient travailler à une proposition commune en s’appuyant sur celles qui existent, celle de la CGT de « maison commune des retraites », ou bien celle du laboratoire d’idées insoumis (« Intérêt général, la fabrique de l’alternative »), pour un système universel non pas par points, mais par annuités. Un système de prestations définies, qui exprime les retraites en termes de taux de remplacement par rapport au dernier salaire. On garantit un certain montant de retraite et on ajuste les cotisations ou les ressources exceptionnelles, qu’on va chercher dans les impositions des profits des entreprises et des revenus salariaux et financiers les plus élevés. C’est une autre philosophie que celle qui conduit au calcul des droits en points, qui ressemble à une énorme arnaque. Quand on voit ce qui s’est passé depuis dix ans avec le point dans la fonction publique, cela n’inspire pas tellement confiance.

Je pense aussi qu’il faut sortir de la vision contributive et de l’idée selon laquelle chaque niveau de salaire cotise pour sa retraite. J’ai mis du temps à ajuster mes vues, tellement nous sommes habitués en France à penser comme cela. Mais je pense là encore que c’est une arnaque parce qu’il y a une inégalité des espérances de vie qui fait qu’un système prétendument contributif aboutit en réalité à ce que les ouvriers cotisent pour les cadres.

Et l’idée selon laquelle il est légitime de reproduire jusqu’à la fin de la vie des personnes les inégalités abyssales connues pendant leur période active est une vision extrêmement douteuse de la justice. Parce que votre salaire serait dix fois plus important, vous devriez avoir droit à une retraite dix fois plus généreuse ? Dans l’assurance maladie, ce n’est pas parce que vous cotisez dix fois plus que vous avez une chambre d’hôpital dix fois plus grande. Il y a toute une vision de la redistribution à travers le système des retraites qui doit être pensée.

Par ailleurs, l’allongement de la durée de vie pose un enjeu de dignité et d’égalité face à la retraite. La priorité des priorités serait de permettre aux personnes qui sont à 1 000 ou 2 000 euros par mois de pouvoir financer, si besoin, un séjour en Ehpad. Le régime de retraite a un impact structurant sur le système économique et le capitalisme au-delà même de la retraite. Il peut jouer un rôle pour essayer de réduire l’échelle des salaires. C’est pour cela que je pense qu’il faut faire contribuer très fortement les très hauts salaires, même si les droits sont plafonnés. Ce n’est absolument pas contradictoire, parce que je pense que le régime de retraite, comme le système d’impôt progressif sur le revenu, doit être mobilisé pour essayer de resserrer les écarts de salaire.

Il y a donc une autre réforme possible. La CGT développe depuis des années ce qu’elle appelle la « maison commune des retraites » en disant qu’on peut tout à fait avoir les mêmes règles dans le privé et le public, à condition que ce soit un système avec des prestations définies. Il faut que ce débat soit mené. Cela permettrait aussi de voir que le RN, qui prétend récupérer le mouvement, n’est pas à la hauteur quand il s’agit de faire des propositions.

Idem dans un débat qui sera l’un des grands enjeux de 2022, sur la manière de rétablir -l’impôt sur la fortune. Les partis de gauche devront faire des propositions et ne pas se contenter de rétablir l’ISF tel qu’il existait avant Macron. Nous pouvons faire beaucoup mieux que l’ancien système, dans lequel, au moment de déclarer l’impôt sur la fortune, les contribuables pouvaient raconter ce qu’ils voulaient dans une case, alors que les déclarations d’impôt sur le revenu sont préremplies. Nous pourrions avoir des transmissions d’informations des banques vers l’administration fiscale de la même manière que, lorsque vous avez des contrats d’assurance vie et percevez des intérêts, ceux-ci apparaissent directement dans votre déclaration de revenus.

Les partis de gauche et le mouvement syndical doivent porter un projet d’impôt progressif sur la propriété. Il nous fera aussi basculer vers la question européenne et internationale : nous ne ferons pas l’économie d’une remise en cause des traités sur la libre circulation des capitaux.

Êtes-vous de ceux qui pensent que le système par points présenté par le gouvernement fera le jeu des retraites par -capitalisation ?

Dans la proposition actuelle du gouvernement, on réduit à 2,8 % les cotisations au-delà de 10 000 euros par mois, ce qui laisse effectivement énormément d’argent aux salariés concernés pour aller abonder des fonds de pension. Un régime de retraite qui laisserait trop de place aux fonds de pension changerait les rapports de force d’une façon qui pourrait avoir des conséquences extrêmement négatives sur le comportement des actionnaires et le contrôle des entreprises.

Certains disent qu’il serait préférable que ces hauts revenus continuent à cotiser dans le système et à toucher des droits, y compris à 15 000 ou 20 000 euros par mois. Selon moi, au contraire, il faudrait qu’ils cotisent dans le système sans avoir de retraite en conséquence, comme dans l’assurance maladie. En faisant cela, on assécherait un peu les fonds de pension en limitant les marges de manœuvre financières des très hauts salaires, et on resserrerait les inégalités de niveau de vie à la retraite. C’est un changement de philosophie important.

Il y a deux approches, y compris entre François Ruffin et Jean-Luc Mélenchon, qui ont dit des choses assez différentes à l’Assemblée. Le premier proposait, un peu comme moi, de taxer les hauts salaires, et tant pis s’ils n’ont pas de retraite en conséquence. Le second préconisait que ces salariés aisés continuent d’avoir des retraites proportionnées à leurs revenus passés pour qu’ils n’aillent pas vers les fonds de pension.

Dans votre livre, vous relatez « l’histoire des justifications des inégalités » au sein des diverses sociétés de la planète. Pourquoi faites-vous de l’histoire alors que vos -collègues économistes en sont habituellement peu friands ?

Depuis une vingtaine d’années, j’ai fait essentiellement trois livres qui, tous, traitent de l’histoire des inégalités. Je m’y suis mis par insatisfaction de l’économie théorique et anhistorique que j’avais étudiée jusqu’au moment où j’ai fait ma thèse, et dont je me suis échappé dès que j’ai pu ! Je vois mon travail davantage comme celui d’un chercheur en sciences sociales que comme celui d’un économiste pur et dur. Mes livres sont donc plus des ouvrages d’histoire que d’économie, ou du moins à l’interface entre économie historique ou politique et histoire économique.

Cependant, les frontières entre les disciplines des sciences sociales sont beaucoup moins claires que ce que prétendent les économistes, mais aussi parfois les historiens ou les sociologues, qui se sont détachés des questions économiques ou les ont laissées aux économistes. Ce qui me semble d’ailleurs une mauvaise idée puisque les économistes, eux, ne les considèrent que dans une actualité immédiate, posture qui entraîne un certain conservatisme. Le détour par l’histoire permet en effet de voir qu’il y a toujours des alternatives et que les questions que l’on a à résoudre aujourd’hui se sont très souvent déjà posées, même si c’était sous des formes un peu différentes.

Vous traitez des inégalités dans beaucoup de sociétés humaines au fil de l’histoire. Dans la période récente, vous étudiez ce que vous appelez la « gauche brahmane », c’est-à-dire la social-démocratie, dont l’électorat, d’abord majoritairement ouvrier, est devenu très diplômé et issu, surtout, des classes moyennes supérieures. Comment expliquez-vous cette évolution, qui constitue le principal échec de la social-démocratie ?

Ce que je mets en évidence, c’est une évolution structurelle des électorats de la social-démocratie. Tous ces partis, dans les années 1950-1960, faisaient leurs plus gros scores électoraux dans les groupes les moins diplômés, puis progressivement, à partir des années 1980, parmi les plus diplômés. Cette transformation structurelle est extrêmement nette et frappante, elle se vérifie dans chaque groupe d’âge, dans tous les secteurs d’activité et dans tous les pays étudiés. J’ai essayé d’analyser ce phénomène, en cherchant à comprendre quels ont été les échecs du modèle social-démocrate au cours des dernières décennies : celui d’un accès véritablement démocratisé à l’éducation d’une part, à la propriété d’autre part, et celui du dépassement de l’État-nation (ou bien on se donne les moyens de réagir à la mondialisation néolibérale, ou bien on l’accompagne…).

Sur l’éducation, la social-démocratie proposait un programme d’investissements très fort dans les années 1950-1970 pour tirer le maximum de gens vers une formation la plus pointue possible. Si, dans l’enseignement supérieur, il est plus difficile d’amener l’ensemble d’une classe d’âge au sommet et de définir ce qu’est une politique égalitaire, vu la diversité de niveaux et de filières, ce n’est pas pour autant une raison pour abandonner cet objectif premier. Or les sociaux-démocrates sont devenus au fil du temps les partis des gagnants du système éducatif et, d’une certaine manière, de la mondialisation, avec un soutien aux grandes structures élitistes d’enseignement – et un arrêt du soutien financier aux universités publiques. Cela a été le cas aux États-Unis, mais en France aussi, avec des grandes écoles qui bénéficient de moyens bien plus élevés par étudiant.

Vous soulignez aussi la question de l’accès à la propriété, quasiment inchangé. Un nouvel échec…

En effet. C’est peut-être là le vrai péché originel de la social-démocratie, qui, tout au long du XXe siècle, a eu du mal à se situer entre capitalisme et communisme, jusqu’à singer parfois en partie ce dernier en défendant un important secteur nationalisé… Mais lorsque le « socialisme réel » s’est effondré, les partis sociaux-démocrates ont abandonné les nationalisations et il n’est presque plus rien resté du dépassement de la propriété privée purement capitaliste dans leur programme. Les pays nordiques ou germaniques avaient développé, eux, un autre modèle, la cogestion, et ont continué sur cette voie avec, certes, des infléchissements substantiels. Les partis britannique, français ou du sud de l’Europe vont peut-être s’y mettre, mais ce n’est tout de même pas la panacée puisqu’en fin de compte ce sont les actionnaires qui conservent la majorité. Dans les deux cas, on constate aussi un échec du projet social-démocrate, qui n’a jamais vraiment cherché à dépasser la propriété privée et qui, pire, à partir des années 1990, a fondé son projet de développement de l’économie mondiale sur l’idée de libre circulation des capitaux sans aucun contrôle public, et sans même aucune capacité des États de savoir qui possède quoi et où ! Ce qui a conduit, trente ans plus tard, à la situation actuelle, où l’on dit qu’il est impossible d’imposer les plus riches ; et donc à se tourner vers les classes moyennes et populaires immobiles ! Et donc au très fort sentiment d’abandon de celles-ci.

Enfin, sur le thème du dépassement de l’État-nation, c’est aussi un échec cuisant…

En effet, puisqu’on l’a fortement affaibli, mais sans proposer une souveraineté alternative. En le privant d’abord d’accès à l’information économique et financière, alors qu’on était en pleine mutation vers un capitalisme mondialisé. Et, ici, il faut dire que ce sont beaucoup les socialistes français ou les travaillistes britanniques, avec Tony Blair, qui ont poussé en ce sens. Sur ce point, parfois, certains dirigeants au pouvoir savaient ce qu’ils faisaient. Mais beaucoup d’autres ont bricolé sans avoir suffisamment préparé ces questions, et encore moins anticipé les conséquences à long terme de ces décisions. On a là les principaux facteurs qui ont conduit la social-démocratie à exploser et, en premier lieu, à perdre son électorat populaire.

Vous apportez en outre un démenti cinglant à ce qu’on a appelé la « théorie du ruissellement », qui date de Ronald Reagan…

Le discours de Reagan au début des années 1980 avait promis une redynamisation de la croissance, en soutenant que les États-Unis avaient été trop loin dans la réduction des inégalités depuis les années 1930, avec une taxation des très hauts revenus à plus de 80 % à son arrivée à la Maison Blanche. Il explique qu’il faut y mettre fin, qu’en divisant ces impôts par deux ou trois on va faire la peau aux pays communistes et qu’avec cette croissance démultipliée les salaires vont augmenter. Certes, le communisme s’est bien effondré et, même s’il n’y a pas vraiment de rapport de cause à effet, cela compte dans le récit que se font les électeurs reaganiens de ces événements. Toutefois, en ce qui concerne la croissance, le revenu moyen par habitant augmentait de 2,2 % par an en 1980, et ne progresse plus que de 1,1 % par an aujourd’hui ! Le champ politique états-unien est maintenant en passe de sortir de ce mythe idéologique.

Mais pas la France de Macron…

Macron est en effet complètement décalé. Il est arrivé au pouvoir en 2017 avec un programme néolibéral entièrement à contretemps, qui est en gros ce qu’il a appris à l’ENA au tout début des années 2000. Depuis, il a supprimé l’impôt sur la fortune à un moment où beaucoup des candidats démocrates outre-Atlantique veulent en introduire un, tout comme la plate-forme des sociaux-démocrates allemands ! Macron a réussi à former une coalition entre les électeurs les plus favorisés issus des anciens partis de droite et des anciens sociaux-démocrates. Il a objectivement un électorat hyper-favorisé et mène sans complexe une politique de classe, totalement décalée par rapport à la conjoncture historique et à la plupart des sociaux-démocrates occidentaux, en phase de sortir du moment néolibéral des années 1980 et 1990.

La gauche semble orpheline d’une manière commune de penser, d’un langage commun. D’où cela pourrait-il venir ? Pour le dire autrement, comment naissent les idéologies ?

Sur la question terminologique, d’une part, j’essaie d’assumer le terme de socialisme. Pas au sens de la Rue de Solférino, mais au sens du dépassement du capitalisme et de la -redéfinition d’un régime de propriété différent. Nous avons besoin de remettre sur le chantier une vision globale d’un système économique alternatif vers lequel nous voulons aller. Cela ne veut pas dire que nous allons y aller demain matin et que le programme opérationnel va forcément comporter tout de suite tous les éléments. Mais il est primordial de savoir où nous voulons aller.

C’est ce que j’essaie de faire dans le dernier chapitre de mon livre, avec les « éléments pour un socialisme participatif » très décentralisé, avec une circulation de la propriété et du pouvoir, une égalité éducative, l’idée de social–fédéralisme. Nous ne pouvons pas continuer à organiser les relations entre États uniquement sur la base de la libre circulation des biens et des capitaux sans contrepartie quantifiable en matière de justice fiscale, environnementale, sociale.

Alors, d’où tout cela peut-il émerger ? Comment marchent les changements idéologiques ? J’essaie de défendre l’idée que ce changement est en cours. C’est-à-dire que les éléments que je décris sont déjà en partie débattus et discutés. Je me contente d’essayer de les remettre en perspective historique. Face à l’échec du néolibéralisme, il est logique qu’un nouvel agenda de ce type-là se développe.

Maintenant, les échecs ont-ils été suffisamment patents, les crises suffisamment graves, pour que ce type de programme se mette en mouvement et soit en capacité de mobiliser suffisamment ? Ce n’est pas sûr. Malheureusement, l’histoire nous apprend que les crises ont besoin d’être plus graves que celle que nous connaissons aujourd’hui pour que le changement s’opère. Ce n’est évidemment pas ce que je souhaite. J’écris des livres parce que j’espère que le débat d’idées puisse éviter que les choses s’aggravent encore.

Vous parlez assez peu d’écologie… La pensée écologique peut-elle servir de charpente au socialisme que vous défendez ?

Oui, la manifestation de la crise climatique peut faire partie des éléments qui vont nous obliger à changer. En même temps, je crains qu’il faille encore un certain temps avant que les manifestations concrètes de la crise climatique soient suffisamment violentes pour que cela produise du changement. Ce serait une erreur d’attendre cela.

Le risque, également, serait que l’écologie soit utilisée comme un étendard sans que la question du changement de système économique soit pensée jusqu’au bout.

Il y a un risque d’avoir une politique de l’écologie recroquevillée sur les plus favorisés, qui contribue finalement à maintenir au pouvoir des programmes conservateurs sur le plan économique, voire permette aux nationalistes d’arriver au pouvoir. Je suis un peu inquiet des alliances qui peuvent se nouer entre les écologistes et les partis de droite ou de centre droit en Allemagne. Le risque de tout centrer sur l’écologie serait d’oublier qu’il faut continuer de parler du régime de propriété, du régime éducatif, fiscal, commercial, financier, et qu’on ne résoudra de toute façon pas la crise écologique sans ces remises en cause.

Vous proposez un socialisme participatif avec un droit de vote des représentants des salariés dans les entreprises au moins égal à celui des actionnaires. Le risque n’est-il pas d’aller vers la gestion ou la « cogestion » du capitalisme avec une bureaucratisation des représentants des salariés ?

Il y a deux différences importantes entre la cogestion et ce que je propose. D’une part, je pars du principe qu’il faut au moins 50 % des droits de vote pour les salariés dans les conseils d’administration, mais j’ajoute que, sur les 50 % restant aux actionnaires, les droits de vote que peut avoir un actionnaire individuel sont plafonnés. Ce système est pensé pour que même un actionnaire unique se retrouve obligé de débattre et de délibérer collectivement, y compris dans une entreprise de 5 ou 10 salariés. Au-delà de 100 salariés, un actionnaire individuel ne pourrait pas avoir plus de 10 % des droits.

La deuxième arme, complémentaire, c’est le système fiscal. Un système progressif sur la propriété qui fasse en sorte que les milliardaires rendent à la collectivité l’essentiel de ce qu’ils ont accumulé : un héritage pour tous à hauteur de 120 000 euros à 25 ans. Je précise que, dans cette proposition, quelqu’un qui s’apprête à hériter de 1 million, après impôt et après avoir reçu la dotation en capital pour tout le monde, aurait 620 000 euros. Celui qui devait recevoir zéro aurait 120 000 euros. Cela reste très inégalitaire, mais c’est un changement radical, car la moitié de la population aujourd’hui hérite entre 5 000 et 10 000 euros.

Résultat, le système légal de gouvernance des entreprises et le système fiscal de circulation permanente de la propriété produiraient un système de pouvoir entre les différents groupes sociaux quand même très différent du système de propriété privée capitaliste tel qu’on le connaît actuellement.

* _Capital et idéologie_, Thomas Piketty, Seuil, coll. « Les livres du nouveau monde », 1 232 pages, 25 euros.

(1) Aujourd’hui en poche, Seuil, « Points/Histoire », 2013.

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