« Un siècle de réfugiés » : Tragédie séculaire

Avec Un siècle de réfugiés, l’historien Bruno Cabanes retrace une histoire de l’exil à travers l’image. Une histoire toujours recommencée.

Jean-Claude Renard  • 15 janvier 2020 abonné·es
« Un siècle de réfugiés » : Tragédie séculaire
© Un groupe de boat-people, réfugiés vietnamiens, dont le bateau a coulé en mer de Chine, en 1978.Kaspar Gaugler/UNHCR

Les photos de ces peuples en exil, déplacés, réfugiés sont légion dans la presse, au quotidien. Avec leurs foules denses, ramassées, cadrées en plongée, leurs visages de femmes et d’enfants anonymes, de tristes hères en souffrance, trimbalant la mouise au corps. Lorsque l’on regarde ces images – si tant est qu’on les regarde réellement –, qu’est-ce qu’on peut comprendre de l’expérience concrète de l’exil ? « Fuir son pays, observe en préambule Bruno Cabanes, tout abandonner en quelques heures, confier sa vie à un passeur, survivre à mille dangers, à la faim, au froid ou à la noyade, hésiter entre le soulagement et la peur une fois arrivé à destination, se heurter à des administrations pointilleuses, subir la promiscuité, l’hostilité, les interrogatoires dans une langue étrangère, s’inquiéter de ceux qu’on a laissés derrière soi et des incertitudes de l’avenir »… À la violence des situations s’ajoute celle des images. Qui songe à l’agression qu’elles infligent, au déséquilibre « entre celui qui regarde et celui qui est regardé » ?

On peut aussi s’interroger sur cette ambiguïté entre la photographie qui « documente l’exil, poursuit Bruno Cabanes, historien américain, spécialiste de la Première Guerre mondiale, celle qui se complaît dans le spectacle de la souffrance et celle qui alimente, parfois volontairement, la peur de l’invasion migratoire ». On aura remarqué que cette photographie qui entend documenter et dénoncer (que Bruno Cabanes nomme « humanitaire ») trouve ses origines peu après la naissance de la photographie elle-même. D’emblée, ou presque, le sujet est porteur, attire. « Est-ce le caractère spectaculaire de la misère qui explique sa popularité dans les médias, avance l’historien, au tournant du dix-neuvième et du vingtième siècle alors que des appareils photographiques plus maniables et de nouveaux procédés de reproduction dans la presse permettent une consommation d’images en masse et bon marché ? » On peut y croire. Non sans laisser tout à fait de côté les organisations philanthropiques qui ont joué de ces images dans leurs campagnes de publicité pour favoriser les dons. Avec des motifs récurrents, puisés dans la peinture classique. Ici la Vierge à l’enfant, là, Le Radeau de La Méduse, avant de s’emparer d’un autre motif tragique, celui des camps, des barbelés et des baraquements.

C’est en tout cas à la veille de la Grande Guerre que s’ouvre ce champ photographique tandis que les premières organisations non gouvernementales développent des programmes d’aide à l’échelle internationale. « Un siècle plus tard, la photographie s’est imposée comme un levier essentiel de la mobilisation de l’empathie. Aujourd’hui, l’action humanitaire est inconcevable sans images destinées à frapper l’opinion publique. »

Ce Siècle de réfugiés, de Bruno Cabanes, se veut un récit retraçant l’histoire de la photographie humanitaire. Des guerres balkaniques de 1912-1913 (entraînant le départ vers Constantinople et l’Anatolie de quelque 100 000 personnes) à la guerre d’Espagne, de la Seconde Guerre mondiale suivie de la guerre froide et de la guerre d’Algérie, avec ses conséquences pour les pieds-noirs, aux guerres de Yougoslavie, jusqu’en Syrie, à l’orée des années 2010, provoquant de nouveaux flux de populations en Europe. Le drame se veut donc plus que séculaire.

Un récit dramatique où se succèdent les objectifs d’anonymes et de personnalités marquantes. En 1912, un photographe saisit des femmes prenant soin de blessés dans un hôpital de Podgorica, au Monténégro. Trognes incrédules et terrifiées. Deux ans plus tard, en août 1914, à Paris, Charles Lansiaux se concentre sur un train qui vient du Nord. Les visages sont marqués par l’épuisement. Pour faire de la place dans les malles, les femmes ont revêtu leurs manteaux, en dépit de la chaleur estivale. D’autres trimbalent ce qu’ils ont de plus précieux. Un mouflet tient son oiseau en cage. En 1924, des familles russes posent devant une cahute à Berlin. Dans l’exil, elles s’efforcent de retrouver, à travers la photographie, le rituel du « portrait de famille », s’adaptant à l’encadrement d’une fenêtre. En 1937, en Espagne, Robert Capa cadre l’universalité des souffrances depuis le portrait d’une vieille dame à Malaga ; en 1947, Margaret Bourke-White est l’une des rares photographes à s’attacher aux déplacements des populations au moment de la partition de l’Inde et du Pakistan ; la guerre et la famine au Biafra, en 1968, sont l’occasion pour Jean-Claude Sauer de poser son appareil photo à côté d’un enfant pour donner la mesure des ravages de la faim ; Yannis Behrakis iconise un père et son fils, en 2015, à la frontière entre la Grèce et la Macédoine… Le sort toujours plus âpre sur la gueule des populations civiles. Tandis que les photographes contemporains, évitant voyeurisme et commercialisation, choisissent de représenter autrement ces drames toujours recommencés, privilégiant la vie de ces anonymes, les objets emportés, les espoirs et les projets. Comme la plus simple reconnaissance d’autrui.

Un siècle de réfugiés, Bruno Cabanes, Seuil, 192 pages, 34 euros.

Culture
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