Écrire pour ne pas mourir

En pleine épidémie de sida, des prostituées ont écrit leurs revendications en matière de santé. Un ouvrage reproduit leurs lettres, qui, il y a 30 ans, ont donné naissance au Bus des femmes.

Olivier Doubre  • 5 février 2020 abonné·es
Écrire pour ne pas mourir
© Une manifestation du Syndicat du travail sexuel (Strass) le 2 juin 2011 à Paris.LIONEL BONAVENTURE/AFP

Le 27 novembre 1990, à deux pas de la rue Saint-Denis, haut lieu de la prostitution parisienne depuis l’Ancien Régime, un bus rouge anglais à impériale est entouré de nombreuses femmes, joyeuses, un gobelet de champagne à la main. Claude Évin, ministre de la Santé du gouvernement Rocard, est présent. Le Bus des femmes – dont l’action se poursuit aujourd’hui, en dépit de difficultés financières dues aux réductions budgétaires ministérielles – vient de voir le jour et va bientôt sillonner les rues de la capitale au-devant des personnes prostituées, distribuant préservatifs et information, offrant, autour d’un café, consultations médicales et soutien sanitaire ou administratif avec un médecin, des infirmières et des travailleurs sociaux.

L’épidémie de sida fait rage depuis près d’une décennie. Si les homosexuels masculins, parmi les premiers et les plus touchés, ont pu se mobiliser pour développer autant que possible la prévention et défendre les droits des malades, les autres groupes de populations contaminées ont les plus grandes difficultés à s’organiser, avec leurs problèmes spécifiques dus notamment à leur marginalisation. Par l’usage de drogues ou la prostitution, beaucoup se trouvent toujours aux marges de la société et spécifiquement visé·es par la prohibition ou les multiples lois réprimant le racolage ou le proxénétisme. Or, depuis le mitan des années 1980, les personnes prostituées – tout comme les « toxicos » – sont l’objet de virulentes attaques : Jean-Marie Le Pen demande la création de « sidatoriums » pour les porteurs du VIH, d’autres qualifient ces populations de « réservoirs à sida »…

Réalisatrice de documentaires, séropositive, mais aussi prostituée occasionnelle, Lydia Braggiotti sait combien les travailleuses du sexe se protègent et protègent leurs clients (donc la population générale) en imposant le préservatif. Elle contacte alors la sociologue Anne Coppel pour organiser et recueillir la parole des travailleuses du sexe de la rue Saint-Denis, qui, sous forme de lettres adressées au ministre de la Santé, vont rendre compte de leurs besoins de santé. Plus de cinquante lettres sont ainsi récoltées. Cette initiative, dont les prostituées sont au premier chef les actrices, s’inscrit ainsi dans une recherche-action de prévention de l’épidémie de VIH, avec le soutien du ministère et d’épidémiologistes. Une bonne partie de ces lettres, poignantes, sont reproduites dans ce volume, augmentées d’un entretien passionnant avec Lydia Braggiotti et d’une remarquable analyse de l’ancienne militante d’Act Up-Paris et anthropologue Malika Amaouche.

Ce livre constitue un document exceptionnel sur un pan de notre histoire. De l’histoire des marges de notre société, qui ont su se prendre en charge face à un danger mortel – et ainsi protéger l’ensemble de la nation.

Le Bus des femmes. Prostituées, histoire d’une mobilisation, Anne Coppel, avec Malika Amaouche et Lydia Braggiotti, Anamosa, 152 pages, 20 euros.

Idées
Temps de lecture : 3 minutes

Pour aller plus loin…

Michaël Fœssel : « Nous sommes entrés dans un processus de fascisation »
Entretien 24 avril 2025 abonné·es

Michaël Fœssel : « Nous sommes entrés dans un processus de fascisation »

Dans Une étrange victoire, écrit avec le sociologue Étienne Ollion, Michaël Fœssel décrit la progression des idées réactionnaires et nationalistes dans les esprits et le débat public, tout en soulignant la singularité de l’extrême droite actuelle, qui se pare des habits du progressisme.
Par Olivier Doubre
Rose Lamy : « La gauche doit renouer avec ceux qu’elle considère comme des ‘beaufs’ »
Gauche(s) 23 avril 2025 libéré

Rose Lamy : « La gauche doit renouer avec ceux qu’elle considère comme des ‘beaufs’ »

Après s’être attaquée aux discours sexistes dans les médias et à la figure du bon père de famille, l’autrice met en lumière les biais classistes à gauche. Avec Ascendant beauf, elle plaide pour réinstaurer le dialogue entre son camp politique et les classes populaires.
Par Hugo Boursier
Sur le protectionnisme, les gauches entrent en transition
Idées 23 avril 2025 abonné·es

Sur le protectionnisme, les gauches entrent en transition

Inflexion idéologique chez les sociaux-démocrates, victoire culturelle pour la gauche radicale… Face à la guerre commerciale de Donald Trump, toutes les chapelles de la gauche convergent vers un discours protectionniste, avec des différences.
Par Lucas Sarafian
Médecine alternative : l’ombre sectaire
Idées 16 avril 2025 abonné·es

Médecine alternative : l’ombre sectaire

Un rapport de la Miviludes met en lumière un phénomène inquiétant. Depuis la pandémie de covid-19, l’attrait pour les soins non conventionnels s’est accru, au risque de dérives dangereuses, voire mortelles.
Par Juliette Heinzlef