La fusion de communes rend-elle heureux ?

Depuis 2017, villes et villages sont incités à se regrouper. Un gage d’efficacité, mais aussi une perte de proximité. Reportage dans la Manche.

Victor Le Boisselier  • 19 février 2020 abonné·es
La fusion de communes rend-elle heureux ?
© L’ancienne mairie de Gréville-Hague, 700 habitants, désormais « commune déléguée » dans le nouvel ensemble de communes La Hague. Michaël Tardif/Wikimédia common

En ce soir de janvier, la salle communale d’Herqueville (Manche) accueille une réunion publique en vue des élections municipales. À l’intérieur, une trentaine de personnes bavardent ; leurs discussions couvrent le vrombissement du vent qui balaie les alentours. Difficile de distinguer les candidat·es des administré·es. La tête de liste, Manuela Mahier (sans étiquette, elle y tient), sert elle-même les cafés. En mars, elle tentera de marquer l’histoire. Hyperbole journalistique ? Pas vraiment. Depuis 2017, Herqueville et dix-huit autres villes et villages ne font plus qu’un, une commune nouvelle bâtie sur l’ancienne communauté de communes et baptisée La Hague. Les 159 Herquevillais·es font désormais partie des 12 000 Haguais·es qui éliront pour la première fois leur maire en mars.

Dans la salle communale, cette reconfiguration administrative est l’un des principaux points abordés par la candidate. « Demain, dans la commune nouvelle, comment va-t-on pouvoir établir la proximité ? » interroge-t-elle d’emblée, avant de promettre : « Nous nous engageons à attribuer à chaque ancienne commune au moins deux représentants. »

Dans l’assemblée, les questions fusent : « Et si on a un problème, à quelle mairie doit-on aller ? » demande une administrée. « Combien de secrétaires de mairie va-t-il rester ? » demande sa voisine. Car, si la fusion est effective depuis trois ans, les équipes municipales élues en 2014 sont toujours en place. Les anciennes mairies ont également conservé des services, comme l’état civil, au titre de « mairies déléguées ». De 234, le nombre de membres des conseils municipaux passera à 69 en 2020. Puis à 33 en 2026. « Il faut se mettre dans l’esprit que les communes telles qu’on les a connues n’existent plus, du moins administrativement », conclut à haute voix un Herquevillais.

En 2015, la loi pour « des communes fortes et vivantes » facilite les -regroupements de communes, votés par les conseils municipaux. La Manche devient le territoire phare des fusions : sur les 750 communes nouvelles créées en France en 2019, 49 (soit une sur quinze) se trouvent dans ce département. Entre 2015 et 2019, le nombre de communes manchoises est passé de 602 à 448, près d’un quart d’entre elles ayant cédé aux sirènes du rassemblement. « 40 % des quelque 600 communes comptaient moins de 250 habitants, explique Hubert Lefèvre, président de l’Association des maires ruraux de la Manche. Il faut qu’elles conservent leur identité, mais on ne peut pas garder une commune de 250 habitants qui n’a pas de vie économique, pas d’associations, pas d’école. » Non loin de son village, une commune a d’ailleurs récemment mis en vente le presbytère afin de rénover son école.

Au-delà d’une mutualisation des moyens, la fusion permet d’échapper à la baisse des dotations de l’État. Celles-ci sont gelées, voire bonifiées dans les villes de moins de 10 000 habitants. À Bricquebec-en-Cotentin par exemple, nouvelle commune de 6 500 habitants, « les recettes supplémentaires ont atteint 180 000 euros par an. Environ 10 % du budget ! » estime une élue. Dans son (ex-)village de 650 âmes, désormais intégré à Bricquebec-en-Cotentin, les travaux de voirie ont pu être pris en charge par la commune nouvelle. « Cela n’aurait pas du tout été possible sans la fusion », se réjouit-elle.

Tout le dilemme est donc là. Garder une identité et une proximité sans mettre en péril la survie ou le développement de la ville. En 2016, Cherbourg-en-Cotentin est devenue la quatrième cité normande en termes de population, avec 80 000 habitants. Elle aussi est née sur la base de son ancienne communauté urbaine, dans laquelle étaient réunies cinq villes : Cherbourg-Octeville, Équeurdreville-Hainneville, La Glacerie, Querqueville et Tourlaville. En 1999, un référendum local avait déjà proposé cette union, rejetée par les habitants.

Dans son bureau de la mairie, Michel Louiset, adjoint délégué à la plaisance de la commune nouvelle, s’apprête à passer la main. Socialiste élu depuis 1977, il n’a jamais connu l’opposition. Dans son bureau, le portrait de François Mitterrand trône encore. Il commente : « L’organisation qui a été mise en place est plutôt fonctionnelle. Mais j’ai plus de craintes par rapport à la gestion de la proximité. La population avait ses habitudes, elle allait dans sa mairie discuter avec ses élus. Dans la période de transition, entre 2016 et 2020, peu de choses ont changé. La gestion des affaires scolaires et du sport est restée dans la commune déléguée. Mais tout ça va changer au moment des élections. » Même crainte pour Hubert Lefèvre : « Le citoyen lambda, il connaît quoi et qui ? Son maire et sa commune. Posez la question à la secrétaire de mairie : combien de personnes viennent simplement pour demander un renseignement ? Nous sommes le premier maillon de l’État… »

À Cherbourg-en-Cotentin, le nombre de membres du conseil municipal passera de 170 à 55. Certaines associations s’inquiètent déjà de leur relation avec leur élu·e de tutelle. Dans d’autres nouvelles communes, la différence se fait déjà sentir. Si les subventions n’ont pas diminué, le rapport avec les mairies a pu se détériorer, à cause d’une proximité perdue, de réponses et de décisions plus tardives. Dans les services, aucun dégraissage des effectifs n’a été effectué, mais la centralisation a fait grincer quelques dents. Cependant, un syndicaliste de la Ville l’assure : « Il y a eu une harmonisation vers le haut. On a conjugué les avantages des uns avec ceux des autres, que ce soit en termes d’heures supplémentaires, de jours de récupération, de régimes indemnitaires… »

La centralisation des services a néanmoins dépossédé quelques maires ou conseiller·ères. D’autant plus lorsque la commune nouvelle s’est construite autour d’une ville principale. « Certains maires délégués ont l’impression d’être moins utiles, admet Anne-Marie Cousin, présidente de l’Association des maires de la Manche. Pour boucher un trou, certains maires, avant, n’avaient qu’à commander des cailloux afin de remédier au problème. Dans les communes nouvelles, ils n’en ont pas forcément la possibilité. » Édile de la commune nouvelle de -Torigny-les-Villes, elle ne se représentera pas cette année, après trente-sept ans de mandats municipaux. « Pour des raisons personnelles », assure-t-elle. Mais, dans les communes nouvelles environnantes, certains maires délégués ne repartiront pas, faute d’avoir trouvé leur place. « D’autant plus que, jusqu’à l’année dernière, la loi avait fait l’impasse sur le rôle des maires délégués ; ils se retrouvaient derrière les adjoints dans l’ordre protocolaire », complète l’élue.

Une place d’autant plus difficile à trouver que la Manche s’est également dotée d’intercommunalités bien plus grandes, aiguisant au passage l’appétit de politiques locaux qui lorgnent des postes plus stratégiques. Exemple le plus flagrant, la « CAC », Communauté d’agglomération du Cotentin, dans le nord du département. En 2015, la loi NOTRe oblige toutes les communes à rejoindre une intercommunalité. La fusion de Cherbourg avec sa propre communauté urbaine l’oblige à se rattacher à une plus grosse entité. La CAC voit donc le jour le 1er janvier 2017, engloutissant neuf intercommunalités représentant 132 communes. « Derrière la CAC, il y a Cazeneuve (1), confie une élue. Il a piloté la loi NOTRe en tant que ministre de l’Intérieur et les ordres du préfet sont venus d’en haut. Ça faisait longtemps qu’il voulait faire fusionner Cherbourg avec les autres communes qui attrapaient la manne du nucléaire (2)_. Cherbourg assumait des charges très lourdes et avait moins de moyens, alors que d’autres communes avec moins de charges étaient très riches grâce à l’argent du nucléaire. Ce qu’il n’a pas réussi à mettre en place en tant que maire, il a pu le réaliser en tant que ministre. »_

La CAC voit le jour au 1er janvier 2017. « Au moment de la décision présentée en commission départementale de coopération intercommunale, le climat était négatif. Mais, à partir du moment où les maires ont su que la loi s’imposerait, ils ont fait contre mauvaise fortune bon cœur », se rappelle Anne-Marie Cousin. Certaines communes nouvelles se forment afin de ne pas être absorbées et d’avoir un poids politique dans ces grandes collectivités. « Je siège dans une communauté de communes de 80 000 habitants [celle de l’agglomération de Saint-Lô, la préfecture, NDLR]_. Je peux vous dire qu’il y a des maires ruraux dont on n’entend jamais la voix ! C’est dommageable pour la démocratie. Non pas qu’on les empêche de parler, mais ce sont des grands ensembles qui les étouffent un peu »_, complète Anne-Marie Cousin.

D’autres communes nouvelles se constituent pour garder leurs ressources. C’est le cas de La Hague, où la fusion s’est faite « le couteau sous la gorge », selon plusieurs élu·es. En cause, les recettes émanant de l’usine de retraitement des déchets nucléaires, captées par certains membres de la communauté de communes de La Hague. La fusion permet à La Hague de conserver cette manne financière. « Certains élus nous reprochent tout de même d’avoir appauvri leur commune », regrette Manuela Mahier, tête de liste pour cette commune nouvelle. Difficile pour certain·es de tourner la page des anciennes communes. À l’instar de cette patronne de bar, qui reprend un client : « On n’est pas à Cherbourg-en-Cotentin ici ! C’est Équeurdreville ! » 

(1) Bernard Cazeneuve a été maire d’Octeville puis de Cherbourg-Octeville de 1995 à 2012.

(2) À Flamanville, la centrale nucléaire et le chantier de l’EPR ; à La Hague, l’usine de retraitement des déchets nucléaires d’Orano (ex-Areva).

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