Le burn-out des militant·es

Souvent associés à une expérience sensible hors du commun, les mouvements sociaux suscitent leur lot d’épuisement. Et le travail quotidien au sein des syndicats et des partis peut aussi être source de souffrances.

Paul Boulland  • 5 février 2020
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Le burn-out des militant·es
© Manifestation de cheminots à Saint-Herblain, près de Nantes, le 12 décembre 2019.Sebastien SALOM-GOMIS/AFP

Le 27 janvier, François, agent du centre des bus de Vitry, gréviste depuis le 5 décembre, tentait de mettre fin à ses jours. Au début du mois, c’est un conducteur de la ligne 7 bis, lui aussi en grève depuis le début du mouvement, qui se suicidait. Cas extrêmes, atroces, mais qui rappellent combien l’action collective use aussi les corps et les esprits de celles et ceux qui se mobilisent.

Qu’elle soit locale, circonscrite à une entreprise ou prise dans un vaste mouvement social national, la grève suspend l’ordinaire du travail et de la vie quotidienne. S’ouvre une parenthèse où alternent l’urgence et l’intensité des moments saillants de la mobilisation (assemblées générales, manifestations, fêtes, etc.), les joies et les excitations de la lutte, mais aussi les temps d’attente, voire d’ennui. Un ascenseur émotionnel éprouvant, redoublé pour les plus mobilisé·es par la multiplication des tâches et des réunions, l’allongement des journées, les kilomètres parcourus, etc. Le Front populaire ou mai-juin 1968, plutôt associés à des images de liesse, comportent aussi leur lot de corps fatigués par les manifestations, les débats ou les barricades. L’épuisement participe de l’expérience sensible de la grève, parfois de manière dramatique. Ainsi, le 16 juin 1968, en plein mouvement social, le secrétaire de l’union départementale Force ouvrière du Morbihan, Louis Guillo, succombe à une crise cardiaque dans un train.

À mesure qu’elles durent et plus sûrement lorsqu’elles s’achèvent, les mobilisations suscitent un épuisement accumulé qui peut nourrir découragement et désillusion. Michelle Perrot évoque ainsi la « mélancolie ouvrière » qui s’empare de Lucie Baud, qui tente de se suicider en septembre 1906, lorsque reflue l’intense mobilisation des tisseuses en soierie contre leurs conditions de travail et de salaire (1). En 1968, un bon nombre n’ont pas supporté la fin du rêve. La sociologue Julie Pagis, qui a travaillé sur les ancien·nes de 68, a constaté de nombreuses dépressions, des suicides (2)…

Le burn-out menace aussi dans le temps long et plus diffus de l’action quotidienne, syndicale, politique ou associative. Un épuisement rarement exprimé par les intéressé·es, dans des univers qui valorisent à l’inverse dévouement et sacrifice, et s’ancrent dans des représentations du travail plutôt masculines et structurées autour des valeurs de force et d’endurance. Malgré ce refoulement, il n’est pas rare pour l’historien·ne de relever, au détour d’un courrier ou d’un rapport interne, les plaintes contre l’accumulation des tâches et des responsabilités militantes, avec pour corollaire les récriminations contre la passivité des camarades. Certain·es militant·es cherchent donc une béquille pour faire face à cette surcharge. Dans Emmaüs et l’abbé Pierre, Axelle Brodiez-Dolino rappelle que ce dernier était « drogué aux amphétamines pour tenir le rythme de la mobilisation durant l’hiver 1954 (3) ».

Au début des années 1960, le syndicat CFTC confie à l’un de ses membres, le médecin Alain Wisner, le soin de présenter aux permanents de l’organisation des conseils sur « l’hygiène du travail chez les responsables syndicaux ». S’y exprime notamment une crainte du « surmenage » que l’on retrouve à l’identique, en 1964, dans France nouvelle, l’hebdomadaire destiné aux cadres du Parti communiste. Dans les deux cas, la prise de conscience est ambiguë. Elle puise son diagnostic dans la littérature patronale, à la recherche des « bonnes méthodes » de direction qui épargneront la santé et les nerfs du « vrai chef ».

Aujourd’hui, la sociologie du syndicalisme identifie une véritable « souffrance au travail » des militant·es de terrain. Auteur d’une thèse consacrée aux unions locales CGT (4), Charles Berthonneau relève que, dans les secteurs les plus précaires et les plus atomisés du monde du travail (grande distribution, aide à domicile, entretien, centres d’appels, etc), les délégué·es isolé·es s’épuisent d’autant plus que l’exercice de leurs prérogatives et l’application du droit syndical sont rendus impossibles. De plus, dans ces secteurs où les femmes sont souvent majoritaires, les militantes affrontent une double ou triple journée de travail.

Sous ces différentes facettes, la question de l’épuisement des militant·es souligne ainsi l’une des raisons d’être de l’organisation, au sens large (mouvement, coordination, syndicat, parti) : répartir et donc tenter de réduire le « coût » – financier, social, culturel mais aussi physique – de l’engagement.

Paul Boulland Historien (CNRS, CHS), codirecteur du dictionnaire Maitron.

(1) _Mélancolie ouvrière__,_ Michelle Perrot, Grasset, « Essais et documents », 2012.

(2) _Mai 68. Un pavé dans leur histoire__,_ Julie Pagis, Presses de Sciences Po, 2014.

(3) _Emmaüs et l’abbé Pierre__,_ Axelle Brodiez-Dolino, Presses de Sciences Po, 2009.

(4) « Les unions locales de la CGT à l’épreuve du salariat précaire : adhésion, engagement, politisation », Charles Berthonneau, thèse de doctorat en sociologie, Aix-Marseille, 2017.

Compenser l’hégémonie pesante d’une histoire « roman national » dans l’espace public, y compris médiatique ? On s’y emploie ici.

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