Municipales : Intercommunalité ne rime pas avec démocratie

Obligatoires depuis dix ans, les communautés de communes, dont les compétences sont de plus en plus vastes, sont gérées entre élus, très loin du regard et du vote citoyen. Une dépolitisation généralisée, qui encourage les marchandages et empêche les alternances de majorité.

Michel Soudais  • 19 février 2020 abonné·es
Municipales : Intercommunalité ne rime pas avec démocratie
©Particularité du Grand Lyon : ses 150 conseillers métropolitains sont élus au suffrage universel direct, dans un scrutin distinct de celui des municipales. Robert Grahn / EUROLUFTBILD/AFP

Une élection peut en cacher une autre. Les 15 et 22 mars, Françaises et Français sont appelé·es à renouveler le conseil municipal de leur commune mais également, pour 84 % de l’électorat, les conseils communautaires des communautés de communes, d’agglomération ou de métropole dont ils dépendent. Cette seconde élection au suffrage direct dans les communes de plus de 1 000 habitants n’est pas moins importante, l’échelon communautaire ayant pris le pas sur l’échelon municipal dans bien des domaines et pour nombre de compétences. Elle est pourtant largement ignorée, et notamment par Emmanuel Macron. Lors de ses vœux aux Français le 31 décembre, le président de la République a égrené les échéances électorales qui vont rythmer la deuxième partie de son mandat : « municipales, sénatoriales, départementales, régionales puis présidentielle ». Manquaient à cette litanie les élections communautaires de 2020.

L’impensé présidentiel est aussi de manière plus surprenante celui de trop nombreux candidats aux municipales. Un oubli coupable au regard de l’information que ces derniers doivent aux électeurs. Car nombre de thèmes sur lesquels ils s’engagent (transports urbains, urbanisme, environnement, collecte des déchets, développement économique et touristique, équipements culturels…) feront l’objet d’une codécision à l’échelle de l’intercommunalité. Les compétences des intercommunalités urbaines comme rurales, qu’elles soient obligatoires, optionnelles ou facultatives, se sont encore renforcées durant la dernière mandature et sont de plus en plus conséquentes. Sans aucunement songer à consulter les électeurs ou à les associer à ces évolutions.

« Historiquement, l’intercommunalité s’est faite sans les citoyens, et on l’a fait grossir sans introduire les citoyens », rappelle Aurélia Troupel, maître de conférences à l’université de Montpellier-I. Nées de la volonté des communes pour répondre à des besoins d’équipement spécifiques (électrification, adduction d’eau, assainissement, voirie, etc.), les premières structures intercommunales apparaissent dès la fin du XIXe siècle sous la forme de syndicats intercommunaux. À partir des années 1950, l’État lance des formules plus intégrées pour accompagner le processus d’urbanisation. Les quatre premières communautés urbaines (Bordeaux, Lille, Lyon et Strasbourg) sont créées en 1966 pour remédier au décalage entre les structures administratives existantes et la réalité géographique de ces agglomérations. Le volontariat et l’incitation sont encore de mise dans les lois créant la communauté de communes (1992) et la communauté d’agglomération (1999). Ils vont disparaître dans les années 2010.

Le test lyonnais Souvent promise, l’élection au suffrage universel direct des conseillers communautaires avait été annoncée pour 2020. Aucune loi n’est venue concrétiser cette promesse constamment repoussée. Sauf pour les électeurs du Grand Lyon. La métropole de Lyon, créée le 1er janvier 2015 et dotée d’un statut unique, remplace la communauté urbaine de Lyon et, dans le territoire de celle-ci, le département du Rhône. Pour les 59 communes qui la composent, elle exerce à la fois les compétences d’un département et celles d’une métropole. Autre particularité : ses 150 conseillers métropolitains sont élus au suffrage universel direct dans 14 circonscriptions élisant entre 7 et 17 conseillers dans le cadre d’un scrutin à deux tours, distinct de l’élection municipale (les électeurs ont deux bulletins de vote) suivant les mêmes règles que celui-ci, donc avec de possibles fusions de listes entre les deux tours. Pour les partisans d’une véritable élection des élus communautaires, sur des projets concurrents, cette élection a valeur de test.
Le tournant est pris en 2010 avec une réforme sarkozyste qui initie une gigantesque réorganisation territoriale. Elle rend obligatoire l’adhésion des communes à une intercommunalité et crée deux nouvelles formes d’association : le pôle métropolitain et la métropole. Le rôle de cette dernière est renforcé, sous la présidence de François Hollande, par loi du 27 janvier 2014, qui crée douze métropoles, dont trois avec un statut particulier (Paris, Lyon, Aix-Marseille) et deux « eurométropoles », Lille et Strasbourg.

C’est dans ce contexte que les électeurs des communes de plus de 1 000 habitants ont pu, pour la première fois, aux élections municipales de 2014, désigner leurs représentants dans les quelque 2 145 intercommunalités existantes. Non toutefois dans un scrutin spécifique, puisque la liste de candidats aux élections municipales ainsi que la liste de candidats au mandat de conseiller communautaire figurent sur un seul et même bulletin de vote. Ce mode de scrutin dit de « fléchage » a constitué un progrès : il a obligé à présenter des listes paritaires de candidats et permis une représentation plus forte des minorités politiques dans les conseils communautaires, la répartition des sièges étant ouverte aux listes dépassant 5 %, selon les mêmes règles que pour les conseils municipaux.

Loin d’être une panacée, ce mode de suffrage universel qui ne laisse pas à l’électeur le choix des candidats fléchés, relativisant par là même son caractère « direct », a d’autant plus échoué à asseoir la légitimité démocratique des intercommunalités que la loi portant nouvelle organisation territoriale de la République, dite loi « NOTRe », du 7 août 2015, a augmenté de 5 000 à 15 000 habitants le seuil démographique des communautés de communes. En conséquence de quoi un grand nombre d’entre elles ont été contraintes de fusionner avec leurs voisines, volontairement ou sous pression des préfets. En un an, le nombre d’intercommunalités a quasiment été divisé par deux : on en dénombrait 2 062 en 2016, 1 266 en 2017. Forcément plus étendues, englobant parfois plus de 100 communes. Et ce mouvement de concentration se poursuit : les lois de 2010 et de 2015 ont boosté parallèlement les regroupements de communes, obligeant parfois les intercommunalités à revoir leur périmètre (lire page 24). Depuis le scrutin municipal de 2014, 2 519 communes se sont ainsi fondues dans 806 communes nouvelles.

Quelles que soient les majorités présidentielles, une même philosophie inspire ce mouvement de concentration : les communes, jugées trop nombreuses, trop coûteuses et pas suffisamment « compétitives », doivent se regrouper. Dans ces regroupements, les considérations démocratiques pèsent bien moins que la Commission européenne, qui régulièrement, comme en 2013, recommandait à la France de « prendre des mesures destinées à améliorer les synergies et les économies entre les différents niveaux de l’administration, central, régional et local ». Dans un avis rendu en 2014 sur le pacte de stabilité Hollande-Valls, elle appelait encore à « fixer un calendrier clair pour le processus [de réforme territoriale] en cours et prendre les mesures d’ici décembre 2014 en vue d’éliminer les doublons administratifs, de faciliter les fusions de collectivités locales… » Ce fut l’objet de la loi NOTRe, qui parachève la carte intercommunale, simplifie et clarifie les compétences respectives des collectivités locales, fait des régions dans leur nouvelle délimitation (loi du 16 janvier 2015) les moteurs du redressement économique du pays.

Cette rationalisation économique ne va pas sans couacs. Dans La Dépêche du midi (21 janvier), Francis Cayron, qui brigue un quatrième mandat à la mairie de Boisse-Penchot, petite commune aveyronnaise de 515 habitants, demande que l’on arrête « de donner des compétences aux communautés de communes pour que de petites communes puissent continuer à vivre ». « À Decazeville Communauté, nous ne sommes que 12 communes et c’est déjà difficile, car chacun veut sa part du gâteau. Il faudrait déjà que chaque commune soit représentée au sein du bureau communautaire, ce qui n’est pas le cas. Quand on a un peu plus de bouteille, on résiste et on se débrouille, mais ce n’est pas la solution… » Pour Dominique Faure, les choses sont allées beaucoup trop vite avec la loi NOTRe. Il est maire d’un village de 800 habitants dans le Maine-et-Loire. Après la fusion de trois intercommunalités pour former Anjou Bleu Communauté (34 670 habitants), autour d’une commune nouvelle, Segré-en-Anjou Bleu, fusion de 15 communes (17 560 habitants), « les communes qui ont fait le choix de rester seules », comme la sienne, Challain-la-Potherie, « ne sont plus écoutées », se plaint-il dans Ouest-France (22 janvier). « Ceux qui ont pris le pouvoir politique à Anjou Bleu Communauté, n’ont pas respecté le principe démocratique, poursuit-il. Sur les onze communes de la communauté, seules six sont représentées au bureau. »

« Au niveau des petites intercommunalités, il y a tellement de petites communes que les maires n’ont pas les instruments pour maîtriser les dossiers, donc forcément ce sont les vice-présidents, une espèce de noblesse intercommunale, ou des services qui prennent le pouvoir, analyse le politiste Rémi Lefebvre (1). La réalité en milieu urbain est un peu différente, parce que l’intercommunalité reste une addition d’intérêts particuliers municipaux. Là, les maires ont sans doute moins de pouvoir que par le passé, mais ils conservent un pouvoir de médiation des intérêts de leur commune. » Ce qui ne fait pas pour autant les affaires des citoyens, plus démunis encore que les maires des petites communes. Dans un sondage Ifop réalisé en septembre 2018 pour l’Assemblée des communautés de France (AdCF), ils étaient 56 % à penser que l’intercommunalité tend à éloigner les élus des citoyens.

« L’intercommunalité reste un “trou noir démocratique”, c’est-à-dire un enjeu de débat restreint aux élus eux-mêmes, invisible de l’extérieur et dont rien (ou presque) ne s’échappe », diagnostiquait en 2014 Fabien Desage dans un article écrit avec David Guéranger (2). Six ans plus tard, ce maître de conférences en science politique à l’université de Lille n’a pas changé d’opinion : « À chaque élection, on nous dit que cette fois-ci cela va changer. Eh bien non. Les éléments de base de la démocratie, la publicité des débats, les délibérations contradictoires, sont encore aujourd’hui absents dans les intercommunalités. » La seule incertitude, qui donne lieu à une compétition, porte sur la présidence. Une fois celle-ci attribuée, les adversaires de la veille cherchent des compromis et il est courant de voir des exécutifs rassembler l’ensemble des formations partisanes, de LR au PCF.

Pour Rémi Lefebvre, l’intercommunalité contribue ainsi à la standardisation des politiques municipales : « Comment voulez-vous qu’il y ait des différences entre les municipalités quand des compétences essentielles en termes d’urbanisme, d’environnement ou de développement économique doivent être décidées collectivement ? » Il voit dans cet entre-soi des élus « un effet dépolitisant ». « Une conception gestionnaire » qui n’est pas « sans analogie avec l’Union européenne », renchérit Fabien Desage : « Elle organise la disparition des intérêts de groupes sociaux au profit d’intérêts de territoire », les seuls portés par les élus. « Ces institutions, qui fonctionnent sans le peuple et n’ont pas besoin d’être arrimées à des légitimités démocratiques, ne connaissent pas d’alternance, poursuit-il. On a créé des monstres qui vont juste être capables de faire de la croissance, mais nullement d’arbitrer, redistribuer, changer les équilibres de richesse. » Un rêve néolibéral.

(1) Rémi Lefebvre est l’auteur de Municipales : quels enjeux démocratiques ? un ouvrage à paraître le 20 février à La Documentation française.

(2) « La démocratie locale, ils n’en ont pas voulu », Mouvements 2014/1 (n° 77), page 145.