Vers une révolution sexuelle au Sénégal ?

En zone rurale, la promotion de la contraception passe par des émissions de radio et de télévision. Malgré des freins culturels et religieux, l’impact est positif sur les droits des femmes et la jeunesse.

Louise Pluyaud (collectif Focus)  • 5 février 2020 abonné·es
Vers une révolution sexuelle au Sénégal ?
Beaucoup de jeunes filles n’osent pas se rendre dans les centres de santé (ici à Rufisque, près de Dakar), car elles s’y sentent stigmatisées.© Louise Pluyaud

Mboro, une zone rurale à 100 kilomètres de Dakar. Posté dans une étroite salle de régie, derrière une vitre transparente, le technicien fait signe à l’animateur de l’émission « Fagaru mo gueune Fadju » (« Mieux vaut prévenir que guérir », en wolof) de démarrer.

« Chers auditeurs, au Sénégal, parler de sexe demeure un sujet tabou, alors que, exposés à Internet, les jeunes sont devenus plus vulnérables. Ils sont confrontés aux grossesses non désirées, aux MST… Aujourd’hui, quelles sont les solutions pour favoriser le dialogue ? C’est le débat de ce matin. » Parmi les invités, un membre de l’association laïque des -Éclaireuses et éclaireurs du Sénégal, un enseignant au collège public et une sage-femme. Tous trois sont des habitués de ce programme dédié à la santé diffusé sur Niayes FM, la radio communautaire de Mboro. « Avant sa création, en 2012, nous avions constaté un réel déficit d’informations. Dans cette zone reculée, la majeure partie de la population ne lit pas les journaux », constate Khady Diatta Sarr, la directrice. « Les débuts de l’émission ont été difficiles, reconnaît cette femme en tailleur noir et talons hauts. Mais nos journalistes ont prouvé que l’on pouvait parler de sexualité sans heurter les sensibilités. »

La radio émet dans un périmètre de 20 kilomètres, où vit Mame Diarra. En jean slim et T-shirt imprimé camouflage, les cheveux recouverts d’un hijab, l’adolescente de 17 ans pianote sur son smartphone. Autour d’elle, courant après des poules, des enfants jouent. Parmi eux, son fils de 3 ans. Avant de découvrir sa grossesse, au bout de quatre mois, Mame Diarra n’avait jamais vraiment parlé de sexualité avec sa mère. Aujourd’hui aide ménagère, elle suivait auparavant une formation en coiffure et caressait le rêve d’ouvrir son salon. « Tout ça, c’est fini », s’attriste-t-elle d’une voix presque inaudible.

Pendant longtemps, au Sénégal, les jeunes filles enceintes étaient exclues de l’école. Si elles avaient eu une relation avec un camarade, celui-ci pouvait quant à lui poursuivre ses études. Or, depuis 2007, une circulaire signée par le ministre de l’Éducation autorise les élèves « en état de grossesse à réintégrer l’école ». Malgré cet ajustement positif, de nombreuses filles n’y retournent pas, par honte ou manque de soutien financier et familial. « Mame Diarra avait des prétendants avant qu’on accepte de la laisser poursuivre ses études. Maintenant, ils sont tous partis », se désole son père, le griot du village. À savoir : au Sénégal, l’âge légal du mariage est de 16 ans pour une fille et de 18 ans pour un garçon.

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Retour au studio de Niayes FM, bénéficiaire de l’aide publique à la presse et de dotations d’ONG. « Selon les données du ministère de la Santé, un tiers des jeunes de 15 à 19 ans ont déclaré avoir déjà eu des rapports sexuels ; 50 % des premières grossesses surviennent avant l’âge de 19 ans ; 70 % des jeunes de 15 à 24 ans ont une connaissance limitée du VIH-sida. La famille et l’école n’auraient-elles pas failli à leur mission d’éducatrices ? » demande le présentateur en interpellant l’enseignant. « Le système scolaire leur apporte peu de réponses », déplore Abdul Aziz Leye. Au collège, la matière « économie familiale et sociale » (EFS) aborde plus ou moins la santé sexuelle et reproductive. « Sauf que ce cours est bidon et, surtout, facultatif », souligne Lamine Fatou, le scout laïc. « Et beaucoup d’enseignants de SVT sont réfractaires au sujet, religion oblige », témoigne Abdul Aziz Leye.

Le Sénégal est une république laïque. Mais, dans ce pays à 95 % musulman, les chefs religieux exercent une forte influence sur la société. « La plupart des imams prônent l’abstinence. On te dit “la tara bouzina”[« la fornication, c’est interdit »]_, mais en réalité il y a trop de_ bouzina bouzina_. Les jeunes veulent qu’on leur parle de sexualité pour pouvoir prendre des décisions responsables »,_ insiste Mandiaye Pety Badji, présentateur sans langue de bois de l’émission « Parole aux jeunes », diffusée sur la populaire antenne nationale Vibe Radio. Accusé de « pervertir la jeunesse et de défendre un modèle social à l’occidentale » par des associations religieuses, l’animateur dénonce l’hypocrisie des adultes : « C’est pas un toubab[Blanc, Européen] qui a créé les problèmes. C’est ce que nous avons toujours fait en cachette. Sauf qu’avec l’avènement des réseaux sociaux on ne peut plus le cacher. Tout le monde devrait s’adapter pour qu’il y ait moins de casse chez les jeunes. »

Avec ses prêches diffusés sur Facebook Live, l’imam Moussé Fall, de la mosquée Sacré-Cœur 3 à Dakar, s’est mis au diapason. Selon ce trentenaire, informer sur les moyens de contraception est un « moindre mal », car « les adolescentes qui avortent clandestinement mettent leur vie en danger et se retrouvent dans une situation pire que celles qui font l’acte en se protégeant ».

L’actuelle ministre d’État et ex-ministre de la Santé, Awa Marie Coll Seck, espérait convertir 40 % de la population à la contraception dès 2020. Un taux qui était de 26 % en 2017, 12 % en 2012. « L’avenir du Sénégal passe en grande partie par ses femmes. Elles ont cinq enfants aujourd’hui, en auront quatre demain, puis seulement trois… Et c’est ainsi que le Sénégal pourra se -développer -pleinement », –déclarait-elle en 2017 au magazine Elle. Lorsqu’elles sont informées, les Sénégalaises acceptent volontiers d’agir pour espacer leurs grossesses. « Encore faut-il qu’elles aient l’accord de leur mari, même si beaucoup le font en cachette », note une sage-femme exerçant dans un centre de santé de la région de Dakar. Une « mère de dix enfants, exténuée », est récemment venue la trouver catastrophée parce que son mari avait senti son stérilet. « À la place, je lui ai mis un implant », confie-t-elle à voix basse.

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« Tant qu’elles ne sont pas ménopausées, les femmes doivent enfanter ! » clame l’imam Oustaz Alioune Sall. Dans son salon, au–dessus du canapé, trône sa photo aux côtés du président Macky Sall. Marié à quatre femmes, père de quatorze enfants, l’homme en djellaba noire et à la barbe blanche est à la tête d’une dizaine d’écoles coraniques. Ses messages sont diffusés à la radio et sur sa chaîne YouTube. Mais l’adjoint au maire de Pikine Nord chargé de la santé lui rétorque : « L’islam n’a pas demandé qu’on submerge les femmes. Ce ne sont pas des animaux ! » Dans sa commune, les produits de contraception sont presque gratuits (150 francs CFA pour un implant, soit le prix d’une baguette de pain). Et sur le terrain, Pikine, comme des centaines d’autres communes au Sénégal, peut compter sur le soutien des badiénou gokh (l’expression désigne la sœur du chef de famille), des « marraines de quartier » qui orientent les jeunes, conseillent leurs parents en matière de vie sexuelle et promeuvent la contraception. « Nous faisons le lien entre les communautés et les centres de santé », explique Mariétou Diaw, l’une des premières badiénou. Un concept mis en place en 2010 par -l’ancien président Abdoulaye Wade.

Comme les badiénou gokh, la série télé C’est la vie est aussi devenue une actrice pour la promotion de la santé sexuelle et reproductive. Diffusée sur TV5 Monde depuis 2011, elle comptabilise des millions de télé-spectateurs à travers l’Afrique de l’Ouest et entame sa troisième saison. Sur le modèle d’une télénovela, comme le public sénégalais en raffole, elle suit le quotidien d’un centre de santé de Ratanga, quartier imaginaire de Dakar. Les personnages principaux sont des femmes fortes, confrontées à des situations vécues par les Sénégalaises : le viol, la polygamie, la mortalité maternelle… Les épisodes sont en grande partie écrits par de jeunes scénaristes d’Afrique de l’Ouest. « Notre but est de divertir tout en suscitant une prise de conscience », explique Alexandre Rideau, fondateur de l’ONG Réseau africain pour l’éducation et la santé (RAES), qui produit la série.

C’est la vie ne se limite pas au petit écran. RAES organise des projections-causeries dans les quartiers reculés et les écoles. D’après ses études, les jeunes participants se sentent davantage capables de se protéger contre une grossesse non désirée (+ 26 %) et de parler contraception avec leur partenaire (+ 20 %). « Grâce à la série, je suis devenu expert en santé sexuelle », s’amuse Mohamed Keita, l’interprète de Julien, dit « le beau gosse ». Ce jeune homme de 26 ans, dont l’activisme s’est affirmé en parallèle des tournages, prend désormais part au débat public. Sur Twitter, il a félicité les féministes qui se sont battues pour un projet de loi criminalisant le viol et la pédophilie, adopté le 30 décembre 2019. Cet influenceur le martèle : « Ma voix compte et la voix de mes sœurs compte. »

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Mettre en scène une jeunesse et des mouvements de femmes qui s’émancipent du patriarcat et de la gérontocratie pour porter leur voix dans les instances de décision institutionnelles et communautaires, c’est le credo de la prochaine série produite par le RAES, Bruits de tambours. Mais Marguerite Bannwarth, chargée de missions chez Equipop, ONG partenaire du projet, tient à le rappeler : « Les jeunes Sénégalais·es ne nous ont pas attendu pour mener la révolte. »

À Mboro, une centaine de personnes ont répondu à l’appel de la radio Niayes FM, organisatrice d’une table ronde publique. Sur un plateau aménagé sous des acacias, une sage-femme, l’adjoint au maire et un représentant du secteur privé sont pris·es à partie. « Bien souvent, dans les centres de santé, nous sommes stigmatisé·es. Parfois par des proches que nous croisons dans la salle d’attente. Si c’est une fille, on pense qu’elle est enceinte ou qu’elle veut avorter. L’offre sanitaire doit être plus diversifiée. Nous voulons la création d’un espace ados », lance une jeune fille au micro. « Il pourrait être financé en partie par les entreprises locales, qui profitent de nos ressources », propose un autre participant.

C’est un fait : la parole autour de l’éducation sexuelle se décomplexe. « Nous ne sommes pas la génération de nos parents », affirme Aminata, un hijab imprimé de fleurs fuchsia entourant son visage. La présidente du club de journalisme de son lycée, qui se rêve politicienne, le déclare : « Aujourd’hui, dans les médias, sur Internet, nous pouvons trouver de bonnes informations que nous transmettrons plus tard à nos enfants. Pour que le Sénégal sorte du sous-développement dont nous sommes victimes. » La voie est ouverte.

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