La culture en période d’incubation

Avec le confinement, le spectacle vivant entre dans une ère très difficile. Dans l’urgence, un dialogue se met en place entre les acteurs concernés.

Anaïs Heluin  • 25 mars 2020
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La culture en période d’incubation
Le slogan "Annuler tout, payer tout le monde", lancé dès le 14 mars par David Bobée, a suscité l’enthousiasme dans le milieu culturel.
© TRIPELON-JARRY/AFP

Comme de nombreux secteurs particulièrement touchés par l’épidémie du coronavirus, le spectacle vivant s’est très vite mobilisé sur Internet et les réseaux sociaux. Sur Facebook, le 13 mars à 15 heures, soit deux heures à peine après l’intervention télé-visée au cours de laquelle Édouard Philippe annonçait l’interdiction de rassemblements de plus de cent personnes, le comédien et vidéaste Benoît Lahoz – il jouait jusqu’à samedi 14 dans Enterre-moi mon amour de Clea Petrolesi au Théâtre Paris-Villette – crée le groupe « Solidarité spectacle vivant – Covid 19 ». Son but : « Partager l’information et mettre notre intelligence collective et notre adaptabilité au service de l’entraide et de la solidarité ».

Les besoins et les questionnements des artistes sont tels que, bientôt, le fondateur du groupe s’est vu forcé de lancer un appel : « Après 24 heures d’existence de ce groupe, nous devenons très très nombreux·ses. Je ne peux pas gérer seul sa modération et je cherche des modérateurs·trices pour aider à le garder efficient : partage d’informations, demande de conseils, prospective, redirection vers l’action des syndicats, etc. », écrit-il. Le 19 mars, trois personnes l’avaient déjà rejoint pour organiser au mieux le groupe, qui comptait près de 28 500 membres, plus 1 900 en attente de le rejoindre. Les questions qui circulent sur la page témoignent de l’inquiétude des artistes les plus touché·es par la situation.

« L’annulation des spectacles et des résidences de création met artistes et compagnies face à d’importantes difficultés économiques. Surtout les plus jeunes, qui soit n’ont pas encore le statut d’intermittent, soit viennent de l’obtenir et ont besoin des heures de cette fin de saison pour le renouveler à leur date anniversaire », explique Benoît Lahoz, d’autant plus sensible à la question qu’il a cofondé en 2003 le Syndicat national des arts vivants (Synavi).

La chorégraphe et dramaturge Marjory Duprés, dont les trois semaines de répétitions pour la prochaine création de sa compagnie, Jours dansants, ont été annulées, observe une forme de hiérarchie. «Dans un premier temps, et c’est naturel, les lieux s’occupent des conditions de report ou d’annulation des spectacles qui devaient jouer entre mars et la fin de saison. Le cas des compagnies en création, comme je l’ai constaté en faisant le tour des structures et institutions qui nous soutiennent, sera souvent examiné dans un -deuxième temps. » Elle en appelle donc à la solidarité, afin que ne s’instaure aucune concurrence entre artistes programmé·es cette saison et celles et ceux qui le sont la suivante.

Dans le même cas avec sa pièce Et me voici soudain roi d’un pays quelconque, autour de l’œuvre poétique de Fernando Pessoa, qui devait être créée fin mars à Ferney-Voltaire (01), Guillaume Clayssen relève une distinction supplémentaire : « Les lieux vont privilégier les spectacles dont ils sont les coproducteurs, auprès desquels ils ne sont pas seulement engagés sur un plan financier, mais aussi artistique. »

En pleine phase de récolte d’informations de la part des compagnies lésées, le Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles (Syndeac) et les autres syndicats du spectacle ne tarderont pas à proposer au gouvernement une série de mesures susceptibles de limiter au -maximum les dégâts. À l’heure où nous écrivons cet article, le 19 mars, la ministre du Travail, Muriel Pénicaud, et le ministre de la Culture, Franck Riester, ont fait un premier pas en annonçant des « mesures exceptionnelles de soutien aux intermittents et salariés du secteur culturel ».

Dans un communiqué, ils annoncent la neutralisation de « la période démarrant le 15 mars et s’achevant à la fin du confinement de la population française » pour deux choses : le calcul de la période de référence ouvrant droit à l’assurance chômage et aux droits sociaux pour les intermittent·es du spectacle, et pour le calcul et le versement des indemnités au titre de l’assurance chômage pour les intermittent·es (artistes interprètes et technicien·nes) et les autres salarié·es du secteur culturel, « afin que les personnes arrivant en fin de droits pendant cette phase de l’épidémie puissent continuer à être indemnisées ».

Au sein des lieux culturels, la tendance est aussi à la solidarité avec les artistes. Connu pour son engagement social et politique à la tête du Centre dramatique national (CDN) de Normandie-Rouen, David Bobée a été l’un des premiers à s’exprimer publiquement sur le sujet. Posté sur les réseaux sociaux dès le 14 mars, son slogan « Annuler tout, payer tout le monde ! », écrit en capitales blanches sur fond rouge, a rapidement suscité un grand enthousiasme parmi les artistes. Annonçant l’annulation des spectacles programmés « pour le moment jusqu’au 7 avril inclus », le metteur en scène dit avoir « décidé, malgré tout, de payer ces spectacles, car [il ne veut] pas que les équipes salariées artistiques et techniques qui auraient dû se produire […] soient pénalisées ».

Comme nombre de ses confrères et consœurs, David Bobée appelle également les spectateurs et spectatrices à être solidaires des artistes en renonçant, s’ils le peuvent, au remboursement des places réservées.

D’autres directeurs de lieux se montrent plus prudents. C’est le cas de Jacques Vincey, directeur du Théâtre Olympia-CDN de Tours, qui a attendu le 18 mars avant d’écrire une tribune où il affirme que lui et son équipe mettront « tout en œuvre pour honorer les contrats des intermittent·es artistes et technicien·nes [qu’ils devaient] accueillir, ainsi que les salaires des intermittent·es artistes auprès desquel·les [ils se sont] engagés afin d’accueillir ces spectacles. Il en sera de même pour les contrats des comédien·nes qui devaient intervenir pédagogiquement dans les établissements scolaires ces prochaines semaines, comme ils le font tout au long de l’année ». Cela avant d’inciter partenaires publics et gouvernement à prendre leurs responsabilités. Le sort du festival WET°, dédié à la jeune création, dont la cinquième édition devait se tenir du 27 au 29 mars, est l’une de ses priorités. Pour permettre aux artistes programmé·es de rencontrer public et professionnel·les, il va tout faire pour le reporter à la rentrée prochaine.

Si les CDN sont relativement confiants quant à la possibilité d’assumer leurs différents contrats, les lieux moins dotés, ou dont le modèle économique est plus mixte – entre aides publiques et privées – sont pour certains davantage en difficulté. Par exemple, Ikbal Ben Khalfallah, directeur de la scène conventionnée Le Safran, située dans les quartiers Nord d’Amiens, déplore l’impossibilité d’honorer l’intégralité des contrats prévus en l’absence d’aides spécifiques. Déterminé à faire face à la crise « au mieux, en essayant d’être le plus juste possible », il estime être encore dans l’incapacité de dire si ses efforts ainsi que ceux de son équipe « pourront permettre de couvrir le remboursement de -seulement la moitié ou de la quasi-totalité des contrats signés jusqu’à la fin de saison ».

L’avenir de bon nombre de compagnies dépend ainsi des décisions qui seront, espérons-le, prises bientôt en haut lieu. Nous n’oublions certes pas que le spectacle vivant est loin d’être le seul domaine touché par les effets du coronavirus. Il a toutefois pour particularité d’être quasiment mis à l’arrêt, alors que d’autres peuvent au moins en partie poursuivre leurs activités.

Théâtre
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