L’art au temps du sida

Spécialiste du mouvement homosexuel et critique d’art, le sociologue Antoine Idier se penche sur l’œuvre de Michel Journiac, rare exemple d’artiste français s’étant confronté à l’épidémie.

Olivier Doubre  • 4 mars 2020 abonné·es
L’art au temps du sida
© GERARD JULIEN/AFP

Depuis quelques années que je suis investi dans le champ de l’art contemporain français […], je ne cesse d’être étonné par ce qui m’apparaît comme la dépolitisation de celui-ci, de son fonctionnement et de ses productions, de même que par le poids de problèmes purement formels et la distance avec toute considération politique, l’écart entre ce qui se passe dans l’art et ce qui se passe dans le monde social. » En commençant ainsi ce petit (mais ô combien riche) essai, Antoine Idier (1) fait le constat, à la suite de l’historienne Annie Cohen-Solal ou de Pierre Bourdieu (pour les sciences sociales et la philosophie), d’une étrange passion, très française, où l’art est « hanté par la tentation de “l’artiste-Dieu” ou du “créateur-roi” en surplomb et en dehors du monde (2) ». Ainsi, à l’époque où le monde est frappé par la pandémie de sida, qui ne connaît pas de frontières et fait des millions de morts, ce virus ne semble pas particulièrement intéresser ni faire réagir le monde de l’art, resté plus que discret sur le sujet. Quand bien même la France est la première nation européenne touchée par l’épidémie. Or, aux États-Unis, le champ de l’art contemporain y est, assez vite, sensibilisé et nombre d’œuvres abordent le sujet. Alors que la recherche scientifique française est pourtant « à la pointe », le sida demeure (étrangement) absent du champ artistique national, tel une « maladie sans images ».

C’est ce constat qui va amener un (tout) petit nombre de plasticiens, au premier rang desquels Michel Journiac, et quelques cinéastes à choisir, dans une démarche aussi formelle que militante, le thème du VIH dans leurs œuvres. Le sociologue Antoine Idier ne pouvait qu’être sensible à « l’interrogation » de Journiac « sur l’absence d’une confrontation des artistes [français] avec le sida ». Le militant, journaliste et fondateur d’Act Up-Paris Didier Lestrade avait déjà noté cette « absence » à l’époque, comme il l’a rappelé par la suite dans son récit de l’histoire de la turbulente association parisienne (3). Aussi, Antoine Idier offre ici un passionnant retour sur l’histoire du VIH et de ses représentations, en s’attachant surtout à travailler la question d’un « art politique », à partir de l’exemple de Journiac, sans cesse « en lutte à l’intérieur de l’art » – ou du champ artistique. Car l’artiste a, bien avant même l’épreuve de l’arrivée du sida et de ses innombrables victimes, toujours placé le corps au cœur de ses créations, et son travail « n’a cessé de s’articuler autour d’une contestation de l’art, de sa définition et de ses frontières, de la distance qu’il entretenait avec le social ». Une distance, souligne Antoine Idier, que Michel Journiac « a inlassablement cherché à réduire ». Et le sida en a été l’une des voies…

(1) Auteur de l’excellent Les alinéas au placard. L’abrogation du délit d’homosexualité (1977-1982), Cartouche, 2013.

(2) Sociologie générale, vol. 1, Cours au Collège de France (1981-1983), Pierre Bourdieu, Seuil/Raisons d’agir, 2015.

(3) Act Up, une histoire, Didier Lestrade, Denoël, 2000.

Pureté et impureté de l’art. Michel Journiac et le sida Antoine Idier, Éd. Sombres Torrents, 68 pages, 8 euros.

Idées
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