Une sans-culotte en bergerie

Témoignage sur le monde rural, _Il était une bergère_ relate le parcours de Stéphanie Maubé, éleveuse de brebis dans les prés-salés du Mont-Saint-Michel. Âpre turbin dans un univers semé d’embûches et traversé par les enjeux environnementaux.

Jean-Claude Renard  • 18 mars 2020 abonné·es
Une sans-culotte en bergerie
© Des moutons élevés en plein air, de manière respectueuse.Julien Benhamou

La Côte des Havres, à l’ouest du Cotentin. Un paysage de dunes, de prés-salés, de cultures maraîchères balayées par les vents que surplombe le Mont-Saint-Michel. Nuit tombante et forte tempête. La mer monte rapidement, dangereusement. Tandis que des brebis sont encore dans les prés, à mettre bas, -Stéphanie Maubé, lampe frontale sanglée sur la tête, reçoit dans une grande serre faisant office de bergerie et sans électricité les agneaux qu’un éleveur du cru, Gérard, affolé, débordé, sauve un à un de la noyade. Certains ont encore leur cordon ombilical qui pendouille.

D’une minute l’autre, l’éleveur pousse la bâche d’entrée, balance des grappes d’agneaux gluants qu’il ramène par les pattes. La jeune femme s’efforce de réchauffer les petites bêtes sanguinolentes, avec des gestes maladroits. Chacun son métier. « C’était chaotique et flippant, se souvient-elle, je me retrouvais seule dans une bergerie, avec plein de moutons et la mission de faire téter des agneaux. Je n’avais jamais touché un mouton de ma vie, je ne savais pas combien de mamelles a une brebis ! Je garde un souvenir d’odeurs fortes que je découvrais pour la première fois, des sons puissants parce que les brebis ont toutes une voix différente. Elles sont bavardes quand elles sont en phase d’agnelage, parlent à leurs petits qu’elles appellent, grondent, ou encouragent à téter. C’était vraiment une rencontre physique et charnelle. » La nuit même, de retour en voiture à Paris, elle est trempée d’humidité, de liquides amniotiques et de crottes. Quelle soirée !

Stéphanie Maubé n’est pourtant pas là par hasard… mais parce qu’elle a gagné, à un jeu-concours chez son esthéticienne, un séjour d’une semaine dans le Cotentin. Derrière le diable Vauvert. « Tu parles d’un cadeau ! » Il n’empêche, dit-elle aujourd’hui, « j’ai vraiment eu l’impression de devenir vivante cette nuit-là ». À l’évidence, il s’est passé quelque chose. Rentrée à la capitale, une obsession demeure : la brebis, ses agneaux. De quoi passer plusieurs séjours chez Gérard, à Saint-Germain-sur-Ay, pour le seconder, -soigner les bêtes, participer aux activités de maraîchage. Du bien-être pour par un sou, dans le bêlement gras ou aigu des bestiaux, face à un horizon de sables et d’eaux. À Paris, plus rien ne lui paraît avoir de sens. Quand Gérard lui suggère de reprendre son exploitation, elle dégaine son exaltation. Ou comment changer sa vie en destin.

Le Cotentin pour gros lot

Stéphanie est née au cœur de Paris. Une mère au foyer, un père globe-trotter, gérant des sociétés informatiques. Elle est préadolescente quand ses parents se séparent. Elle passe une partie de sa jeunesse avec môman à Bruxelles, puis au Chili quand celle-ci s’enamoure de l’ambassadeur de Belgique aux confins de l’Amérique du Sud. Frasques d’expat, bourgeoises et agitées, festives et insouciantes, entre domestiques et privilèges. Retour à Paris sous la houlette paternelle qui lui garantit le loyer d’un studio. La fête continue, les petits boulots s’enchaînent, au troquet, en nounou, dans les missions d’intérim. Après le bac, elle suit des cours de théâtre, s’inscrit dans une école de techniques du cinéma, devient graphiste, jongle avec les boîtes de prod dans l’audiovisuel, enquille suffisamment d’heures pour obtenir le statut d’intermittente du spectacle. Tombe ce fameux tirage au sort gagnant qui l’envoie dans le Cotentin. C’est ballot !

Quelques mois après cette soirée d’ivresse ruminante dans les papouilles laineuses, la jeune femme, enceinte, passe le brevet professionnel de responsable d’exploitation agricole. Un an d’études à Coutances, partie de rien pour atterrir dans un nulle part, mais un diplôme qui permet de bénéficier des dispositifs d’aide à l’installation sous forme de prêts à taux réduits, d’exonérations de cotisations sociales et d’abattements fiscaux. Un début dans la vie presque balzacien.

Non sans mal. Parce que Stéphanie comprend que Gérard, baltringue aguerri, n’a pas l’intention de céder son exploitation, fait miroiter pour mieux abuser de stagiaires bénévoles, aux bonnes volontés. Stéphanie entérine son projet. Sans doute parce qu’elle avait « plus à perdre à lâcher l’affaire », quand même elle vit une rupture amoureuse. Elle sera éleveuse et mère célibataire. Double emploi. « Mais pas plus que beaucoup de femmes qui ont cette vie de dingue en ville, avec une hiérarchie sur le dos. L’avantage d’être indépendante, c’est d’avoir le choix des horaires. Les brebis ne me jugent pas quand je viens travailler avec un bébé, contrairement au bureau, où c’est mal perçu. Je me suis beaucoup référée au bon sens des paysannes d’antan, poursuit-elle, avec un phrasé rythmé, déterminé, énergique, qu’elle décline de façon volubile, agitant une main, touillant un thé au lait de l’autre. Elles avaient leur bébé accroché dans le dos ou posé sous un arbre pendant qu’elles semaient une rangée de patates. Certes, elles y arrivaient au détriment de certaines choses, elles avaient l’air d’avoir 50 ans quand elles en avaient 30. En fait, avoir un enfant m’a donné un objectif, servi de carburant : gagner ma vie, louer une maison propre, avoir de quoi manger… Sans cela, j’aurais habité dans une caravane et j’y serais peut-être encore ! »

Revenons à nos moutons :Stéphanie aurait pu s’installer ailleurs que dans le Cotentin. Les prés-salés s’inscrivent dans un désir irrépressible. « Il s’agissait d’élever des moutons en plein air, de manière respectueuse, pour une viande de qualité, avec des agneaux qui grandissent au rythme de l’herbe qui pousse, tout en entretenant un paysage sauvage. C’est l’inverse de l’agriculture intensive. » Elle ne le sait pas encore, mais elle devra résister aux pires assauts des pires emmerdes. D’abord, elle est jugée, « non pas parce qu’on est femme mais parce qu’on est une femme indépendante, venue de l’extérieur. Sur place, les agriculteurs, comme les agricultrices, ont rarement choisi leur destin ; soit ils subissent les pressions familiales pour reprendre une exploitation, maintenir un patrimoine, soit on se tourne vers l’élevage de brebis faute d’autre chose. Les gens ont une vision de la Parisienne à la vie dorée, ils ont donc eu du mal à imaginer mon plein gré, dans un milieu aussi boueux et un secteur aussi peu rémunérateur… C’était presque suspect, au moins curieux ! » Et source de rumeurs dégradantes.

Le bélier noir contre la standardisation

Moins de dix ans plus tard, la voilà bien implantée dans le décor. Avec un cheptel de cent têtes. Formant de petits nuages floconneux aux contours arrondis et laineux, partageant les centaines d’hectares de prés-salés avec les bêtes de Catherine, éleveuse voisine, et celles de Gérard, ses brebis pataugent dans un pêle-mêle de salicorne, aster maritime, obione, lavande de mer, se nourrissant d’herbes imprégnées de sel. Un décor de carte postale acquis dans l’obstination, l’abnégation.

Stéphanie a dû batailler pour obtenir son premier quota de brebis sur un espace collectif franchement tordu et se confronter aux divers cahiers des charges, à un millefeuille administratif complexe et contradictoire, des règles absurdes qui la privent, par exemple, d’une bergerie en dur. Une cosmogonie violente pour engranger deux fois trois jours de vacances en huit ans, aboutir à un petit Smic (le seuil de rentabilité grimpe autour de trois cents bêtes pour un label de qualité comme celui des prés-salés, elle en est loin). Et toujours des jalousies, des rivalités, des chicanes, des haines rancies de gouapes infectes. Et alors, sourit-elle, « ne parle-t-on pas de la rose qui éclôt sur le tas de fumier ? Quand on est soumis aux aléas climatiques, tout est rude. On n’a pas d’autre choix que d’être humble, philosophe. Mais ça me plaît d’être devenue un peu un roc, un peu teigneuse ! La rudesse, c’est aussi un paramètre de survie. Cela dit, cette violence est assez récente. Elle est encouragée par la PAC, les chambres d’agriculture, la FNSEA, des laiteries qui jouent la concurrence dans le même village ! La répartition du foncier a aussi généré de la concurrence et d’autres violences. In fine_, tout est fait pour empêcher de pérenniser une exploitation. Quand on arrive en fin de carrière, elle n’est plus transmissible. D’où la disparition progressive des exploitations. Des plus petites évidemment »_.

C’est l’un des éléments développés dans l’ouvrage, joliment troussé, que Stéphanie Maubé publie aujourd’hui, Il était une bergère, écrit en compagnie du journaliste Yves Deloison. Qui se veut un témoignage et une réflexion autour du monde de l’élevage, plongeant dans l’attribution des subventions, de la politique des quotas, des lobbys de -l’agroalimentaire, des difficultés pour les populations à consommer autre chose que des produits industriels, de la tendance au véganisme, « qui met dans le même sac l’usine de production et le petit éleveur, manipulé par des industries qui veulent instaurer des viandes de synthèse ». Un ouvrage qui dit la marge de travail (et le travail de sape) quand on n’est pas dans les clous.

Anecdote sidérante et significative des difficultés au quotidien : dans son projet d’élevage, Stéphanie acquiert un bélier noir, le mouton avranchin, race locale en voie d’extinction, pour préserver un patrimoine et valoriser sa filière de la laine. Carapaté, le bélier, ou plutôt kidnappé par l’éleveuse voisine, qui ne veut pas imaginer le voir saillir ses bêtes dans les prés-salés. La néorurale récupérera son bélier après moult plaintes et malgré le mépris des gendarmes. « Ce rejet du bélier noir, analyse Stéphanie, traduit le manque d’information que les éleveurs ont sur leur métier. Les agriculteurs ont oublié à quel point les animaux étaient différents. Ils n’arrivent plus à sortir d’une standardisation des esprits. C’est là encore lié au rouleau compresseur de l’industrialisation de l’agriculture, au lavage de cerveau des chambres d’agriculture. Or on a une espèce de mission humaniste. C’est comme ça que j’appréhende mon métier, que je me sens légitime à le pratiquer : je produis de l’alimentation de qualité pour mes concitoyens. Et produire à manger, c’est un acte d’amour, comme cuisiner, ça doit le rester. » Pour le coup, elle en convient, elle entretient un rapport aigu à la terre, au terroir, et privilégié avec ses bêtes. « On façonne un troupeau selon nos choix, comme celui des béliers qu’on achète, qui vont déterminer une génération d’agneaux, ou telle ou telle bête qu’on garde pour être une maman ou que l’on envoie à la boucherie. On choisit donc les animaux avec lesquels on va devoir travailler sept ans [le temps d’une brebis reproductrice, NDLR]. » Huit heures à brouter, huit heures à ruminer, autant à dormir. Où qu’elles soient, toutes autonomes, en liberté dix mois de l’année, dans la bergerie le reste du temps, en hiver, de mi-janvier à mi-mars, une période d’agnelage. « Personnellement, je les préfère avec le contour de l’œil un peu noir, un peu maquillées, et calmes ! Je me sens bien dans la placidité des brebis, je leur parle beaucoup, elles me répondent. » Dans le cheptel de Stéphanie, une brebis sur quatre possède son prénom !

Changer les pratiques au quotidien

Pour mieux s’en sortir, la bergère a développé des activités autour de la laine et créé une collection de tisanes, elle produit son foin et élève un autre troupeau de trente têtes en écopâturage « autour de châteaux ou de musées, pour souligner combien une race locale participe du patrimoine vivant ». Nouveau défi : les élections municipales. Elle s’est présentée en tête de liste, sans étiquette, sinon adhérente à la Confédération paysanne, sur une petite commune de 2 200 habitants, Lessay, où les gens ne sont pas politisés. Élue dès le premier tour, avec 58,2 % des voix ! « Dans ces communes, on ne vote pas pour un parti, avec son programme, mais pour une proximité, en sympathie. On sait que les décisions pour réformer l’agriculture ne viendront pas d’en haut. Il y a trop d’interactions entre les lobbys et l’exécutif. Le salut peut venir des communes, avec plus de pouvoir sur la répartition des terres agricoles ou l’information pour le consommateur, quand le Nutri-Score ou l’étiquetage a tout foiré. En local, on a une prise directe avec les gens. Mais j’ai appris ici qu’il ne fallait pas penser pour eux, mais les écouter pour les accompagner, pourquoi pas, vers des pratiques au quotidien plus vertueuses, sans penser qu’on a la science infuse et qu’on sait mieux qu’eux. »

En perspective : un broutage qui profiterait des terres communales, travailler sur l’autonomie alimentaire, la préparation à la transition climatique, « d’autant plus qu’on est sur une zone inondable, ponctuée de sécheresse, de canicules… On ne peut pas être dans le déni ». Nouvelle bataille pour qui en a gagné beaucoup. Marque de fabrique d’une femme de tempérament.

Il était une bergère, Stéphanie Maubé, Yves Deloison, Éditions du Rouergue, 252 pages, 18,80 euros.

Écologie
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