Chronique d’une épidémie

Noëlle, lectrice de Politis, nous a envoyé ce texte à la suite du décès de sa mère dans un Ehpad. Elle rend compte d’une réalité cruelle et d’un deuil bouleversé.

Courrier des lecteurs  • 15 avril 2020
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Chronique d’une épidémie
© Photo : Photononstop/AFP

Dimanche 5 avril. Maman est morte. Dans la nuit du samedi 28 mars, vers 2 h 30. Seule. À l’Ehpad, en Bretagne.

Vendredi 27 mars, il s’était passé une semaine sans que l’on entende maman au téléphone, comme cela avait été convenu dans les premiers moments du confinement. Inquiète d’être sans nouvelles, ma sœur Jeanne téléphone, elle apprend que l’animatrice n’a plus le droit de voir Rosalie (c’est le prénom de notre mère) parce qu’elle a de la fièvre. Jeanne comprend qu’il n’y a plus de temps à perdre et obtient, de haute lutte, l’autorisation de la mairie, relayée par celle de la cadre de santé, de voir notre mère, une heure maximum. Jeanne restera deux heures auprès de maman.

Devant la porte de la chambre, un sas fait de planches et de bâches en plastique, sous lequel il faut enfiler surchaussures, surblouse, masque, charlotte, gants. Dans la chambre, maman gît en travers du lit, à demi consciente, les lèvres cyanosées, les yeux enfoncés, les doigts froids ; agitée, elle cherche son souffle. Ma sœur était infirmière cadre de santé en réanimation. Elle s’occupe aussitôt de maman, nettoie le vomi, humecte ses lèvres, l’installe dans le lit avec le soutien de coussins, puis lui prend la main dans la sienne, que maman serre en murmurant son prénom. Les pauses respiratoires sont longues, mais peu à peu maman s’apaise. Il faut adoucir les souffrances de cette agonie. C’est l’hospitalisation à domicile (HAD) demandée par ma sœur qui prend le relais, selon la volonté de notre mère, comme inscrit dans son dossier. Peu après le départ de Jeanne, ma mère reçoit un pousse-seringue avec morphine et Hypnovel. Et c’est dans la nuit qu’elle s’éteint.

Sans l’insistance obstinée de Jeanne, maman serait morte seule, comme elle l’était depuis dix jours, sans visite autorisée, avec le minimum de passages en chambre qu’impose le confinement. Les soins et l’intervention de l’HAD pour apaiser les souffrances de l’agonie auraient-ils été possibles ? Pas sûr. C’est cela que signifie le confinement dans les Ehpad. Maman a eu la consolation ultime de mettre sa main dans celle de sa fille et de sentir sa présence à ses côtés avant de glisser dans son dernier sommeil.

Vendredi soir, Jeanne m’avait téléphoné. J’entends encore résonner ses paroles : « Maman va mourir. » Je dois préparer mes affaires. Jacky a mis le Requiem de Mozart, je pense que maman est en train de finir sa vie…

[Encadre] Samedi matin, tôt, je me mets en route vers la Bretagne, seule. Une seule personne par voiture, m’avait informée la gendarmerie. J’écoute le Requiem de Gabriel Fauré, que le compositeur avait écrit en pensant à ses parents, et dont il avait dit qu’ « il n’exprimait pas l’effroi devant la mort. Quelqu’un l’a appelé une berceuse de la mort. Mais c’est ainsi que je ressens la mort, comme une délivrance heureuse, plutôt que comme un passage douloureux »_. J’aime cette œuvre apaisée, lumineuse, intime, qui a la bienséance de ne pas contenir la colère du Dies irae, mais qui inclut un In paradisum, tellement pur, aérien et désirable… J’écoute « requiem aeternam et lux perpetua », c’est ce que j’espère pour ma mère désormais. J’écoute en boucle « in paradisum », je me représente maman enfin libérée, je pense au mot « dépouille » pour nommer le corps privé de vie, enveloppe déformée et amputée par les années et la maladie et désormais vide… Je traverse une France vide, de temps à autre, la silhouette d’un camion se détache sur l’horizon de l’autoroute. Lorsque j’aperçois une grande aigrette blanche posée sur la barrière de sécurité, j’imagine un monde sans humanité où la nature reprend ses droits et ensevelit peu à peu toute trace des civilisations humaines. En Beauce, les colzas sont en fleurs, jaune vif, plus loin, vers le Perche, la splendeur insolente des ajoncs en pleine floraison jaune d’or me rappelle que maman est morte au début du printemps. Sur l’aire de repos où je me pose quelques minutes, nul grondement lointain des flots de voitures qui en temps normal peuplent les autoroutes, j’entends chanter les oiseaux… Pourtant maman est morte.

Samedi 28 mars, en début d’après-midi, avec ma sœur, nous avons rendez-vous aux pompes funèbres. Auprès du cercueil fermé de maman, je comprends que l’épidémie bouleverse les rites funéraires. Nous n’avons pas eu le droit de voir notre mère morte ni de lui accorder les soins que nous réservons à nos morts. Aussitôt le décès constaté, elle a été mise dans son cercueil, sans soins et sans qu’elle soit revêtue de la tenue qu’elle avait choisie, comme un déchet dont il faut se prémunir de l’infection. C’est que, le 24 mars, le Haut Conseil de la santé a édicté que « les pratiques culturelles et sociales autour du corps d’une personne décédée, notamment en ce qui concerne la toilette rituelle, doivent respecter les règles d’hygiène qui s’imposent aux vivants.  […] Les cérémonies d’adieux ne peuvent réunir plus de vingt personnes ».

Seuls deux petits-enfants et quatre des six enfants pourront se rendre présents à l’inhumation. Ce sera un enterrement en tout petit comité, mais on décide qu’on fera une cérémonie avec tout le monde quand tout cela sera fini. Ici, en Bretagne, c’est le tout début de la mortalité, on a encore trouvé un prêtre et une église, c’était important pour notre mère, croyante. On a deux jours pour préparer la cérémonie. On écrit nos adieux, les petits-enfants nous envoient leurs souvenirs, on met tout cela en forme en intercalant les morceaux du Requiem de Fauré, on fait cela au salon funéraire devant le cercueil de notre mère, on veut honorer sa mémoire. La veille au soir de l’inhumation, on envoie aux frères, sœurs, enfants, petits-enfants, cousins, un courriel avec la trame de la cérémonie et les textes que nous y lirons.

Mardi 31 mars, pas de soleil, des nuages sombres et une bise glaciale quand nous quittons la chambre mortuaire, convoi dérisoire de deux voitures derrière le fourgon funéraire. C’est dans une église vide et froide que résonne l’introït du Requiem au moment où entre le cercueil, puis lorsque nous faisons la cérémonie des adieux. Je me remémore les obsèques de mon père, l’église remplie de tous ceux qui étaient venus partager notre peine, et plus loin encore dans le temps, je revois mes deux parents, si beaux et rayonnants de bonheur, sous le porche de cette même église où ils venaient de fêter leurs cinquante années de mariage…

Nous avons reçu beaucoup de petits mots, SMS, courriels, appels téléphoniques, de nos amis et des personnes ayant connu maman. Après la cérémonie nous recevons des photos des petits-enfants de maman, beaucoup ont allumé une bougie sur l’autel improvisé dans le salon ou la cuisine de confinement. R., de l’HAD, qui a posé la dernière injection, écrit le lendemain à ma sœur : « Ta maman nous a quittés dans une période où le monde ne tourne pas rond. J’espère qu’elle va retrouver un réel apaisement dans ce repos. Bon courage en cette période où même le deuil est bouleversé. »

Toutes ces pensées bouleversées, chaleureuses, émues, nous relient aux autres et nous consolent : l’anthropologue Émile Durkheim, qui a étudié les rites funéraires dans de nombreuses sociétés, a observé l’invariant selon lequel le deuil ne peut pas se réduire à l’expression spontanée d’émotions individuelles : « Puisqu’on pleure en commun, c’est qu’on tient toujours les uns aux autres et que la collectivité, en dépit du coup qui l’a frappée, n’est pas entamée. Sans doute, on ne met en commun que des émotions tristes, mais communier dans la tristesse, c’est encore communier, et toute communion des consciences rehausse la vitalité sociale. » Nous avons pu nous rapprocher les uns des autres, associer nos proches à notre état d’âme par le partage à distance de la cérémonie, nous ne sommes plus seuls et inconsolés, mais la communauté d’âme a rompu la solitude dans laquelle nous avait enfermés l’épidémie : je comprends que c’est cela, la « consolation », étymologiquement, c’est ce qui rompt l’état de solitude (solum) par le partage (cum).

Cette communauté de destin, nous la partageons avec tous ceux qui, comme l’attestent les avis de décès que je consulte dans les journaux locaux, enterrent aujourd’hui leurs morts « dans la stricte intimité familiale » en leur promettant de faire une cérémonie mémorielle quand tout cela sera fini. Le Monde parle d’un « océan funèbre » des vivants qui aujourd’hui rendent un hommage à leurs morts du coronavirus ; je suis une gouttelette dans cet océan, et ma mère est cette vieille dame, au bout de sa vie, que l’épidémie a tenté de déposséder d’une mort accompagnée et du rituel funéraire dont les vivants ont besoin.

Société Santé
Temps de lecture : 8 minutes
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