L’heure du revenu universel ?

Comment pallier les insuffisances de la protection sociale ? La crise accélère le débat. Certains États déploient des mesures qui se rapprochent d’un revenu non-lié au travail, mais l’idée divise toujours, y compris à gauche.

Erwan Manac'h  • 22 avril 2020 abonné·es
L’heure du revenu universel ?
© À New York, le 14 mai 2019, des manifestants affichent leur soutien au candidat à la primaire démocrate Andrew Yang et sa proposition d’un revenu de base de 1 000 dollars.Photo : Drew Angerer/Getty Images via AFP

L’Inde s’apprête à distribuer l’équivalent de 12 à 18 euros aux femmes et aux personnes âgées, sans condition ; le Japon versera 850 euros à ses citoyens ; les Hongkongais percevront 1 187 euros, et jusqu’à 1 200 dollars seront crédités sur les comptes des États-uniens… Partout dans le monde, pressés par la crise du coronavirus, des gouvernements semblent s’être brutalement convertis au revenu universel. Mais ces mesures temporaires, destinées à compenser les failles béantes des systèmes de protection sociale, peuvent-elles donner corps à cette utopie imaginée pour accompagner un changement radical de société, vers un monde où chacun pourrait vivre indépendamment de son travail ? On en est encore loin, même si des voix s’élèvent partout pour tenter d’accélérer cette réflexion et généraliser les nombreuses expériences conduites ces dernières années.

Le plus souvent, c’est par le prisme de la lutte contre l’extrême pauvreté que l’idée avance, sous la forme d’une aide ciblée sur les plus pauvres. Un revenu « de base », ou « revenu minimum garanti », qui semble faire consensus à gauche. Les expériences ont montré qu’il permettait non seulement aux bénéficiaires de se nourrir, mais déclenchait toute une série d’effets vertueux : tissage d’une économie locale, recul de la prostitution, progression de la scolarisation, etc. « L’expérimentation conduite en Finlande démontre que le niveau de stress et de maladies psychiques diminue avec le revenu de base, pointe Nicole Teke, du Mouvement français pour un revenu de base (MFRB). Cela ouvre donc une réflexion sur le bien-être qui est presque aussi importante que l’idée elle-même. » Ces constats ont achevé de convaincre l’ONG Oxfam, qui recommande depuis plusieurs années déjà le versement des aides au développement directement aux citoyens. « Notre expérience, depuis vingt ans, démontre que cela marche, notamment dans des situations complexes, lorsque les infrastructures sociales et économiques sont en ruine ou pour aider les réfugiés », détaille Robin Guittard, d’Oxfam.

En France, la proposition ressemblerait à un quasi-doublement du RSA. Le 11 avril, 19 présidents PS de départements demandaient le déploiement d’un « revenu de base » correspondant au seuil de pauvreté (1 026 euros par mois pour une personne seule), automatique dès 18 ans et dégressif en fonction des revenus. Une version plus ambitieuse, donc, que celle qu’ils avaient défendue en juillet 2018 pour tenter d’obtenir une expérimentation. 

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Elle ressemble également au « minimum social garanti » de 855 euros par mois déployé à Grande-Synthe (Nord) avec l’ambition que personne ne vive sous le seuil de pauvreté. « Le principal intérêt à nos yeux d’un “revenu de base” est son automaticité, car un tiers des personnes qui auraient droit au RSA ne font pas les démarches ou sont déboutées, juge Claire Hédon, présidente d’ATD Quart monde. Mais tout dépend du niveau auquel on situe ce revenu. D’expérience, nous savons qu’en dessous de 850 euros, on ne peut pas s’en sortir. »

Un consensus existe aussi à gauche sur les risques d’un tel débat : qu’un revenu de base puisse être pensé comme un « solde de tout compte » accompagnant un détricotage du modèle de protection sociale. Le « revenu universel d’activité » en cours d’élaboration au sein du gouvernement, qui devait être dévoilé cette année, semblait suivre cette filiation. Il devait ressembler à un regroupement des minima sociaux (1) conditionné à une activité bénévole, ce qui inquiète fortement ATD Quart monde_. « Nous sommes évidemment favorables à une simplification, mais avec un versement unique, beaucoup de gens risquent de se retrouver en rupture de droits brutale lorsque leur situation change, ce qui est catastrophique,_ s’inquiète Claire Hédon. Il est également inadmissible qu’on puisse vouloir conditionner son versement à une activité. »

Pour l’heure, en revanche, ces débats se situent encore à des années-lumière de l’idée d’un revenu proprement « universel », de haut niveau et sans condition, destiné à décorréler le revenu et le travail. Une utopie abordée avec beaucoup de méfiance y compris à gauche, car nombre d’économistes jugent la proposition contre-productive. Son coût pharaonique (2) supposerait un effort fiscal qui frôlerait l’expropriation massive. Par ailleurs, « la fin du travail » est loin d’être un constat unanime. Une partie de la gauche juge au contraire qu’il faut continuer d’articuler les luttes sociales autour de la question du salariat : défendre le travail comme un droit, avec un niveau de salaire qui permet de vivre dignement et des protections qui permettent de s’émanciper à travers lui.

Toutefois, un autre débat agitant les économistes pourrait remettre l’idée d’un revenu universel sur le tapis. La proposition d’« hélicoptère monnaie », ou « drone monétaire », consisterait à ce que les banques centrales créditent directement les comptes bancaires des citoyens. L’économiste Jézabel Couppey-Soubeyran, spécialiste de la finance, estime en effet que l’impuissance des banques centrales à relancer l’activité économique, depuis dix ans, devrait les inciter à s’emparer de cette proposition émise dans les années 1970 par l’économiste libéral Milton Friedman. Un moyen radical de faire en sorte que cette masse monétaire cesse enfin de disparaître sur les marchés financiers. Dans une étude publiée pour l’Institut Veblen avant la crise du coronavirus, elle préconisait un transfert mensuel de 140 euros sur le compte de chaque Européen (3). Depuis, elle a mis à jour sa proposition et table sur un plan en deux temps : dans l’urgence, la Banque centrale européenne devrait créditer les budgets nationaux et les entreprises « pour faciliter la dépense publique sans ajouter de la dette à la dette », avant que l’ « hélicoptère monnaie » ne déploie ses pales pour relancer l’économie au moment de la sortie de crise.

L’option est vigoureusement combattue par Henri Sterdyniak, économiste atterré, qui juge que ce sont les États, via les politiques budgétaires, qui sont les mieux à même de soutenir l’économie avec des choix socialement et écologiquement plus aiguisés. C’est vers eux, selon lui, que devrait affluer l’argent créé par les banques centrales.

Ni l’une ni l’autre ne situent en revanche leur discussion sur le même plan que le débat sur le revenu universel. Leur discussion demeure d’ordre monétaire et l’hélicoptère monnaie serait nécessairement temporaire. Ils alimentent néanmoins l’idée que les gouvernements pourraient disposer de marges de manœuvre bien plus importantes qu’aujourd’hui et qu’une tout autre politique économique est possible.


(1) RSA, prime d’activité, APL et probablement l’allocation adulte handicapé et l’allocation supplémentaire d’invalidité.

(2) 20 % du PIB dans la première version du revenu universel de Benoît Hamon lors de la primaire socialiste.

(3) Pour un montant total de 480 milliards d’euros annuels, là où la BCE a annoncé le 18 mars un programme d’achats d’actifs de 750 milliards, en plus des 120 milliards déjà annoncés.

Économie
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