Au Rwanda, le camp de la réconciliation

Vingt-six ans après le génocide, le pays travaille à la paix civile en rapatriant des militaires de l’ancien régime et leur famille pour les réinsérer. Visite au centre de démobilisation de Mutobo.

Benjamin Badache  • 24 juin 2020 abonné·es
Au Rwanda, le camp de la réconciliation
Un atelier de formation à l’agriculture au centre de Mutobo.
© Benjamin Badache

Pour la première fois de sa vie, Arthur se retrouve face à une machine à coudre. À 27 ans, il retrouve son pays natal, qu’il avait quitté en 1994. Ce matin, il s’apprête à apprendre un nouveau métier. Dans le centre de démobilisation de Mutobo, aucune barrière, pas de grilles ; seule la brume encercle les environs. Même les soldats qui assurent la sécurité se rendent invisibles. Au pied des volcans de la chaîne des Virunga, dans la province du Nord au Rwanda, une soixantaine d’individus de tous âges se forment à différents travaux. Depuis la création du centre en 1997, près de 12 000 personnes ont emprunté ce chemin. Toutes sont liées, plus ou moins directement, au génocide rwandais.

Arthur n’avait qu’un an au moment de l’attentat contre l’avion du président (hutu) Juvénal Habyarimana, le 6 avril 1994. Cette date marque le début d’un génocide qui puise ses origines dans des décennies de haines ethniques. Au total, 800 000 personnes, majoritairement tutsies, seront massacrées en trois mois. Au mois de juillet 1994, les Tutsis du Front patriotique rwandais prennent la capitale, Kigali, et mettent fin au génocide. Un gouvernement d’unité nationale arrive au pouvoir, excluant uniquement les responsables du génocide.

Le nouveau président, Pasteur Bizimungu, se retrouve alors confronté à la question de la réconciliation nationale. Le centre de démobilisation de Mutobo voit ainsi le jour, quelques années après le massacre. D’autres camps similaires naîtront aux quatre coins du pays. L’immense défi de ces structures consiste à trouver un équilibre entre main tendue et main ferme, puisqu’elles doivent accueillir et démobiliser des combattants, héritiers des génocidaires. Comment réintégrer au sein d’une nation des forces armées habitées par l’idée de faire tomber le régime en place ?

Réintégrer l’ennemi

Jacques, le père d’Arthur, a combattu au sein des Forces armées rwandaises, l’ancienne armée nationale. Dès la fin du massacre, il se réfugie avec sa femme et son fils chez le voisin zaïrois (aujourd’hui République démocratique du Congo). Comme eux, des centaines de milliers de Hutus se retrouvent de l’autre côté de la frontière. Les différents centres de démobilisation du Rwanda sont conçus pour ces personnes.

Jacques considérait cet exode comme une humiliation. À l’époque, il intègre différentes organisations armées fondées pour reprendre le contrôle de Kigali. « Dans mes souvenirs, mon père avait un esprit militaire, il était fier, se remémore Arthur. Il aurait préféré mourir plutôt que collaborer avec le nouveau pouvoir en place. Ma mère était bien plus ouverte, elle pensait à mon avenir. » Les conditions de vie des Hutus exilés à la frontière s’avèrent extrêmement précaires : peu ou pas d’accès à l’éducation, aucun confort matériel et une situation sanitaire déplorable. Dès 1994, une épidémie de choléra, faisant jusqu’à 2 000 morts par jour, décime une partie des génocidaires. Le père d’Arthur meurt en 2011 après avoir passé « plusieurs semaines à tousser jusqu’à cracher du sang ».

Au fil des années, la dureté du quotidien l’emporte sur les désirs belliqueux et revanchards des forces armées, et surtout de leurs familles. Le gouvernement rwandais profite de cette réalité pour inciter ces populations à revenir au pays afin d’entériner le processus de réconciliation. Si certains Hutus regagnent leur pays de plein gré, d’autres sont rapatriés de force. Le pouvoir de Paul Kagamé, en place depuis 2000, collabore avec le gouvernement congolais pour récupérer ses ressortissants. C’est dans ce cadre qu’Arthur et sa mère ont rejoint le centre de Mutobo en 2019. Chaque Hutu réfugié au Congo passe nécessairement par un centre de démobilisation avant d’être réintégré au sein de la société rwandaise. Pour les familles civiles, cela peut ne durer que quelques semaines. Pour les forces armées, le processus varie de trois à cinq mois. Arthur reste discret quant à ses agissements passés de l’autre côté de la frontière. Mais il sait qu’il passera au moins trois mois à Mutobo avant de réintégrer définitivement le territoire.

« Devenir rwandais »

« Ici, j’ai la chance de pouvoir découvrir différents métiers, apprécie Arthur. Quand je serai sorti, je pourrai peut-être trouver du travail et fonder une famille. » Le programme du centre de Mutobo s’appuie sur trois axes fondamentaux : diagnostic psychologique, apprentissages théoriques puis travaux pratiques. Tout commence donc par un état des lieux à l’arrivée des rapatriés. Beaucoup débarquent totalement déboussolés. Les enfants sans famille sont placés dans des centres spécialisés. Ils sont souvent nés hors du Rwanda, au sein de villages de réfugiés ou parfois dans des camps de forces armées. Là-bas, ils ont pris les armes dès leur neuvième anniversaire pour garnir les troupes rebelles -luttant contre le régime de Paul Kagamé. Une fois rapatriés, leur réintégration s’appuie essentiellement sur d’importants soins psychologiques. Pour les adultes comme Arthur, sans trouble psychologique notoire, on attaque très rapidement le programme mêlant théorie et travaux pratiques.

« Il faut comprendre que ces Rwandais arrivent chez nous sans rien connaître du pays, expose Ephrem Kanamugire, directeur du centre de 2015 à janvier 2020. Ceux qui sont nés ici sont partis dans un contexte de guerre civile et ont passé des années à vivre dans la misère de l’autre côté de la frontière. Les plus jeunes n’ont même pas connu le pays et la plupart n’ont jamais été à l’école. »

Dans une ambiance studieuse, les résidents sont attentifs, les yeux rivés sur le tableau noir, apprenant l’histoire du pays, le fonctionnement de ses institutions ainsi que la politique de réconciliation. Les mots « génocide », « hutus » et « tutsis » sont totalement absents. Le processus de réintégration passe par la volonté d’orienter les consciences vers l’avenir en effaçant les maux du passé. Pour les concepteurs du programme, ces termes cristallisent les souffrances de générations entières et annihilent l’espoir d’une réconciliation nationale. En parallèle, les encadrants établissent un projet professionnel avec chacun des arrivants. Les ateliers ont lieu dans la douzaine de bâtiments du centre : couture, travaux du bâtiment, agriculture, création d’entreprise… À l’issue de leur séjour, les résidents repartent avec un pécule et la possibilité de suivre une formation pour commencer une nouvelle vie. En échange, aucune poursuite judiciaire ne sera diligentée contre eux, sauf s’ils sont accusés de participation au génocide. Pour ceux qui ont encore de la famille au Rwanda, libre à eux de la retrouver, même si leur retour n’est pas toujours bien vécu.

Le « pays des mille collines » comporte une multitude de petits terrains, mais les places dans les exploitations sont chères, même pour des membres de la famille. Malgré ça, Ephrem Kanamugire se félicite : « 75 % des rapatriés atteignent une stabilité sociale et professionnelle après leur passage dans notre centre de Mutobo. »

Brasser pour apaiser

Pour réintégrer d’anciens ennemis de la nation, aucun lavage de cerveau n’est prescrit. La commission nationale en charge du -programme mise sur une méthode douce, fondée sur la confiance et le donnant–donnant. Afin de mettre à l’aise les arrivants endoctrinés dès leur plus jeune âge, le centre insiste sur le brassage ethnique. « Pendant vingt-cinq ans, ces jeunes gens ont baigné dans un discours fondé sur le conflit ethnique, regrette l’ancien directeur du centre. Ils sont issus de familles rêvant de prendre les armes pour renverser le pouvoir en place et réinstaurer une suprématie hutue. À nous de leur montrer qu’il n’y a ni Hutus, ni Tutsis, simplement des Rwandais. »

À son arrivée dans le centre, Arthur craignait d’être pointé du doigt en tant que Hutu. Mais, à sa grande surprise, il a été accueilli par un staff composé des deux ethnies. Quatre membres de l’équipe pédagogique sont passés par le centre de démobilisation de Mutobo en tant que rapatriés. La commission nationale qui gère le programme à Kigali compte en son sein d’anciens opposants radicaux au pouvoir en place. « C’est très rassurant pour nous de savoir que nous ne sommes pas en terrain hostile », explique Arthur.

Arrivé en 2010 à l’âge de 42 ans au centre de démobilisation, Alphonse fait désormais partie des encadrants : « Quand je vois ces gens arriver, souvent analphabètes et fragiles psychologiquement, je les mets rapidement à l’aise en leur expliquant que moi-même je suis passé par là. » Son parcours fait figure d’exemple.

Pendant dix ans, Alphonse a été un membre actif des Forces démocratiques de libération du Rwanda. Fondé en 2000 à la frontière congolaise, ce groupe armé, composé notamment d’anciens génocidaires, ambitionne toujours de retourner au Rwanda pour renverser son régime. « J’ai subitement abandonné cette lutte pour rejoindre le centre avec des amis. On avait entendu parler de ce programme et les autorités congolaises nous incitaient à le rejoindre en nous accompagnant directement à la frontière. Je l’ai fait pour le bien de mes enfants, explique Alphonse. Aujourd’hui, ils sont tous à l’université. Là-bas, à part la guerre, ils n’avaient pas d’avenir. »

Et lorsqu’on lui demande la recette magique pour réintégrer des ennemis de la nation, la réponse d’Alphonse est sans appel : « Vous passez d’un quotidien de misère, entouré d’armes et de guerres, à une perspective d’avenir stable pour vous et vos enfants. En dix ans ici, je n’ai croisé que deux personnes réfractaires. Elles étaient infiltrées pour espionner le centre et repartir au Congo avec des informations. À part ces exceptions, tout le monde signe pour réintégrer le pays et faire table rase du passé. »

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