#Déboulonnable, Jules Ferry ? : « Civiliser les races inférieures »

Politis questionne des « grandes » figures de l’histoire liées à la colonisation. Aujourd’hui le créateur de l’école gratuite, laïque et obligatoire, qui fut également un grand défenseur de la « supériorité raciale » des Français.

Nadia Sweeny  • 1 juillet 2020
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#Déboulonnable, Jules Ferry ? : « Civiliser les races inférieures »
La statue de Jules Ferry dans les jardins des Tuileries, à Paris.
© Manuel Cohen/AFP

Plusieurs fois ministre de l’Instruction publique ou président du Conseil entre 1879 et 1885, Jules Ferry (1832-1893) a fait voter une série de lois créant l’école de la République autour d’un triptyque novateur : gratuité, obligation, laïcité. Incontestablement, Jules Ferry est le père de l’école républicaine. Mais il est aussi un défenseur de la supériorité raciale et civilisationnelle des Français. « La France […] doit […] porter partout où elle le peut sa langue, ses mœurs, son drapeau, ses armes, son génie. […] Il faut dire ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures. […] Il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures. » Ne faisait-il qu’exprimer une opinion banale de l’époque ? Le contre-discours que lui oppose Georges Clemenceau anéantit cette croyance : « Regardez l’histoire de la conquête de ces peuples que vous dites barbares et vous y verrez la violence, tous les crimes déchaînés, l’oppression, le sang coulant à flots, le faible opprimé, tyrannisé par le vainqueur ! […] Combien de crimes atroces, effroyables, ont été commis au nom de la justice et de la civilisation ? Je ne comprends pas que nous n’ayons pas été unanimes ici à nous lever d’un seul bond pour protester violemment contre vos paroles », avait-il clamé.

Les monuments, les noms donnés aux rues ne sont pas un livre d’histoire, ils sont des choix, et des honneurs publics délivrés en fonction d’enjeux politiques et du regard de la société d’une époque donnée. Non, les partisans du déboulonnage de certaines statues ne veulent pas « effacer » des noms de l’histoire du pays. C'est même l’inverse : en parler, mais en n’omettant rien de l’« œuvre » des honorés. Il est sain que le pays questionne son histoire, notamment coloniale, et les statues ne sont que la partie émergée de cet iceberg. Politis a choisi de retoucher le portrait de quelques « figures nationales ».
Le colonialisme était bien l’autre grande affaire de Ferry. Président du Conseil, il déclenche en avril 1881 une opération militaire contre les Khroumirs pour envahir la Tunisie et y obtenir le protectorat français. Il pousse les pions français au Congo et à Madagascar. Et il parachève en 1885 la « pacification » du Tonkin (Nord ­Vietnam), au prix d’une guerre contre la Chine, qui débouche sur la création de l’Indochine française. Plusieurs statues lui ont été dédiées. Contrairement aux idées reçues, elles n’honorent pas seulement son action pour l’éducation. Sur l’édifice inauguré le 29 juillet 1896 dans sa ville natale, Saint-Dié (Vosges), on lit « instruction populaire » et… « expansion coloniale ».

Deux statues identiques avaient aussi été érigées dans les colonies. L’une à Haïphong, premier port d’Indochine, détruite après l’indépendance en 1956 ; l’autre à Tunis, déboulonnée aussi. Les populations colonisées n’ont retenu qu’un visage de Ferry, qui n’est pas celui du grand instituteur. À Paris, sa statue, qui surplombe les jardins des Tuileries, a été érigée par la Ligue française de l’enseignement entre 1906 et 1910. Elle ne fait pas directement mention de son « œuvre » coloniale. Mais derrière lui, en contrebas, devant le « Génie de la République », représenté par un jeune homme brandissant le drapeau français et le rameau de la paix, une table sur laquelle est inscrit : Tunisie, Tonkin, Madagascar…

C’est devant cette statue que François Hollande s’est recueilli après son élection à la présidence en 2012, pour symboliser l’engagement de son quinquennat envers la jeunesse… Un grand aveu de l’ambivalence de la gauche vis-à-vis de quelques-uns de ses personnages fondateurs. Avant de saluer l’œuvre de l’ancien ministre de l’Instruction, Hollande signifia ne rien ignorer des « égarements politiques » de Ferry, qualifiant sa « défense de la colonisation » de simple « faute morale et politique ». Quand bien même celle-ci, fondée sur une idéologie profondément raciste, était au cœur de sa définition de la République.

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