Edgar Morin : « Le Covid nous a rappelé les principes qui font société »
Sociologue et philosophe, Edgar Morin analyse la crise du Covid-19, s’attachant à décrypter les ruptures, mais aussi les incertitudes, qu’elle induit. Il en tire des « leçons » qui éclairent l’espoir du « monde d’après ».
dans l’hebdo N° 1613-1615 Acheter ce numéro

Bientôt centenaire, docteur honoris causa de près d’une trentaine d’universités à travers le monde, Edgar Morin est l’auteur d’une œuvre imposante et compte parmi les penseurs les plus reconnus de notre temps. Ancien résistant dans le sillage du PCF mais engagé au sein d’un réseau comprenant notamment Marguerite Duras, Dionys Mascolo et Robert Antelme, sous la direction de François Mitterrand, il a raconté sa (douloureuse) rupture avec le communisme stalinien de l’après-guerre dans un ouvrage inoubliable, Autocritique (Minuit, 1959). Ses convictions en faveur de l’émancipation sociale ne varieront toutefois jamais, fidèle à une gauche de gauche, proche de Socialisme ou barbarie, du PSU, jusqu’à l’élan libertaire issu de Mai 68. Il se consacre alors, plusieurs décennies durant, à la rédaction de son maître ouvrage, La Méthode (Seuil, six volumes, de 1977 à 2004) où, loin des dogmatismes, il élabore la « pensée complexe », à rebours des réflexes et replis idéologiques qui ont trop souvent cours alors.
Sociologue et philosophe difficilement classable, inlassable esprit critique, Edgar Morin ne cesse d’intervenir avec emphase dans le débat public. Avec ces « leçons du coronavirus », rassemblées sous le titre Changeons de voie (1) qui renvoie à son ouvrage de 2011, La Voie (Fayard), il s’attache aujourd’hui à comprendre et à montrer combien la crise sanitaire du Covid-19 a profondément déconsidéré les automatismes du néolibéralisme mondialisé. Pour mieux appeler, après la longue révolte du mouvement des gilets jaunes et les luttes contre les « réformes » dérégulatrices voulues par la Macronie, à l’édification de ce fameux « monde d’après », sensible et rationnel, fondé sur les grands principes, aussi bien au plan individuel qu’au plan collectif, de responsabilité et de solidarité.
Comment s’est passée votre période de confinement ? En avez-vous profité pour relire Dostoïevski, Chateaubriand, Saint-Simon ou Proust ?
Edgar Morin : Je dois reconnaître que je n’ai peut-être jamais été autant excité face à un événement, si surprenant. Chaque jour apportait une nouvelle surprise, de nouvelles incertitudes. J’ai, bien entendu, passé mon temps à lire, à observer, à réfléchir. Mais, assez vite, j’ai été sollicité, aussi bien par des conversations amicales que par des demandes d’interview. Tout en étant enfermé, ou confiné (même si le mot est excessif car j’ai la chance d’avoir un jardinet), jamais le monde extérieur, dans sa totalité, n’a été aussi présent. Nous avons vécu un phénomène mondial, à tous les niveaux, à la fois sanitaire, économique, politique, social, etc. Ce fut donc une époque extrêmement intense, assez unique même, durant laquelle je n’ai pas pu me plonger