Numérique : une portée de Chatons contre les gros Gafam

Le confinement a fait apparaître avec clarté notre dépendance aux géants du numérique. Mais des services associatifs et locaux offrent une alternative.

Romain Haillard  • 22 juillet 2020 abonné·es
Numérique : une portée de Chatons contre les gros Gafam
© Thibault Haillard et Bénédicte Morizur

Ouvrir des fenêtres peut nous enfermer. Une réunion en visioconférence sur Zoom, quelques échanges professionnels sur Whastapp, une centaine de messages perso sur Messenger, un texte partagé (pad) ouvert sur Google drive et, enfin, un petit apéro vidéo. Pour garder un lien avec ses proches ou continuer de travailler depuis chez soi, le confinement a rendu plus visible la domination des géants du numérique. Tenter de se décloisonner n’a jamais rendu aussi captif. Le Collectif des hébergeurs alternatifs, transparents, ouverts, neutres et solidaires – ou Chatons – propose quant à lui des alternatives libres.

Impulsée en 2016 par l’association d’éducation populaire Framasoft, l’initiative regroupe désormais plus de 70 structures. Ouvrir une boîte email, organiser des visioconférences, transmettre des fichiers ou communiquer peut se faire sans collecte ni centralisation des données personnelles. Mais ce n’est pas tout.

Pour Pierre-Yves Gosset, directeur général de Framasoft, esquiver la prédation de nos données ne suffit pas. « Vous pouvez arrêter de vous servir de Google et utiliser des logiciels libres mais conserver les habitudes d’un simple consommateur. Nous voulons faire prendre conscience des enjeux et des risques liés au numérique », explique ce libriste chevronné. Ainsi, les Chatons relocalisent les services numériques. Un outil de travail n’a plus seulement une adresse sur la toile, mais aussi sur une carte. Pouvoir se rendre sur place permet de ne plus voir les services comme un outil magique.

« Les vendeurs de services comme les Gafam [Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft] vous disent en substance : “Surtout, ne vous souciez pas de comment ça -fonctionne” », dénonce Pierre-Yves Gosset, qui illustre ainsi son propos : « Prenons le “cloud” – les espaces de stockage de fichiers en ligne. Nos données se trouveraient dans une sorte de nuage, ça flotte, c’est magique… Non. Le cloud, ce sont des câbles, des machines et des serveurs physiques qui consomment énormément d’énergie, et des femmes et des hommes pour faire tourner tout ça. »

Ce défaut de vision sur le numérique, -Framasoft en a indirectement fait les frais pendant le confinement. Le 12 mars, Emmanuel Macron décide de fermer les établissements scolaires. « Nous y sommes préparés », ose alors le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer. La continuité pédagogique sera assurée, promis ! « C’était une erreur ou une méconnaissance totale du fonctionnement d’Internet. On ne peut pas multiplier par 100 ses capacités du jour au lendemain sans que ça foire », souligne Pierre-Yves Gosset. Les espaces numériques de travail des académies (ENT), le site du Cned (1) : les plateformes de cours en ligne tombent comme des dominos face à un afflux de connexions – potentiellement, celles des 12 millions d’élèves et des 800 000 professeurs de l’Éducation nationale. Pendant plusieurs jours, les profs doivent se débrouiller. Selon le syndicat SUD Éducation, le ministère aurait incité les enseignants à se déporter sur les services de Framasoft pour assurer les cours.

Chez Infini, à Brest, les nouveaux utilisateurs étaient très surpris d’obtenir une réponse directe !

« À partir du 18 mars, les visites ont décuplé », rapporte le directeur de Framasoft, agacé d’avoir servi de béquille à un ministère à gros budget, avant de continuer : « En quelques jours, notre outil de visioconférence a été mobilisé huit fois plus, et les pads entre trois et quatre fois plus. » L’association doit augmenter ses capacités et installer de nouveaux serveurs pour ne pas planter à son tour. « Nous nous sommes dit : si ça continue, nous allons exploser en plein vol. » Là interviennent les Chatons. « Le confinement a été un test, souligne Pierre-Yves Gosset. L’objectif était de tenir dans le temps avec des mécanismes de solidarité, et ça a bien fonctionné ! », se réjouit-il. D’autres membres du collectif ont pu prendre la relève, notamment à la pointe finistérienne.

« Nous faisons partie de la première portée » de Chatons, rapporte Hugo Bergot, membre hyperactif et technique d’Infini, association brestoise. Ses bureaux nichent à l’étage de la médiathèque des Quatre–Moulins, à Saint-Pierre, un quartier populaire de la cité du Ponant. En 1995, l’association faisait office de fournisseur d’accès Internet (FAI ) pour ce coin alors reculé en termes d’accès, avant qu’Orange avale entièrement le marché. Désormais, elle héberge des sites pour ses adhérents (majoritairement des associations et des syndicats), fournit des boîtes mail et tient un point d’accès public à Internet (Papi). Dans le cadre des Chatons, sont librement proposés des outils de travail collaboratif pour organiser des rendez-vous, écrire des textes, transmettre des fichiers, etc.

Eux aussi ont capté l’audience de l’Éducation nationale. « Nous en avons pris plein la tronche », lâche le geek brestois. Leurs serveurs, qui accueillaient 300 pads avant le confinement, ont grimpé à plus de 7 000. « Quand des profs veulent faire cours sur ce traitement de texte en ligne, avec trente gamins dessus, ça peut tourner au vinaigre. Certains ont fait de mauvaises manips et ont perdu une semaine de travail », rapporte le bénévole d’Infini.

Le Finistérien n’a pas été le seul à se mobiliser : « Notre salariée a été en première ligne, elle a eu beaucoup de demandes pour des pads perdus. » Aude Barthélemy a enchaîné les coups de fil et les mails pour aider les enseignants et d’autres utilisateurs dans la panade. « Ils étaient très surpris d’obtenir une réponse directe ! », s’amuse l’employée, à son poste depuis vingt ans. Difficile d’imaginer un tel lien avec Google et consorts.

Par rapport à l’année dernière, l’association a recueilli le double d’adhésions sur la période de confinement. Après avoir privilégié le règlement des adhésions sur place, les libristes brestois ont cédé : ils ont ouvert le paiement en ligne pour soutenir l’association. « Des gens adhèrent sans nous avoir jamais rencontrés », regrette Aude Barthélemy. Scruter la composition de leurs soutiens permet à ces militants de mieux connaître leur implantation territoriale. Sur 335 adhérents, 35 % viennent de « Brest même » (équivalent d’« intra-muros » pour les locaux), 25 % du Finistère hors-Brest et 15 % de Bretagne hors-Finistère. « Nous restons une association locale, c’est le sens même de notre engagement : connaître les gens. Adhérer à Infini sans envoyer un mail ni passer un coup de fil, c’est revenir à une bête consommation de service », affirme Aude Barthélemy.

Pierre-Yves Gosset insiste : rencontrer un « Chaton », c’est dissiper le brouillard autour du numérique. « Une personne proche de chez vous, seule, peut faire tourner un certain nombre de services pour des milliers d’utilisateurs. Vous pouvez essayer de comprendre comment ça fonctionne avec elle. Mais, si vous ne la rencontrez pas, le numérique restera de la sorcellerie pour vous. » Les Chatons aiment se comparer à une Amap (2). Comme pour l’alimentation, le numérique pourrait sortir du consumérisme pour redevenir une recherche de liberté et d’autonomie.

(1) Centre national d’enseignement à distance.

(2) Association pour le maintien de l’agriculture paysanne.

Société
Publié dans le dossier
Les luttes essentielles déconfinées
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