Gilles Raveaud : « Le gouvernement ne s’intéresse qu’aux entreprises »

Bien qu’inédit par son ampleur, le plan de relance du gouvernement actionne des leviers déjà éculés, déplore l’économiste Gilles Raveaud.

Erwan Manac'h  • 2 septembre 2020 abonné·es
Gilles Raveaud : « Le gouvernement ne s’intéresse qu’aux entreprises »
Le président du Medef, Geoffroy Roux de Bezieux, et le Premier ministre, Jean Castex, le 26 août.
© Eric PIERMONT/AFP

Le pêle-mêle d’aides économiques que le gouvernement doit détailler le 3 septembre prolonge une séquence économique inédite. L’exécutif fait néanmoins fausse route en misant, encore et toujours, sur le seul secteur privé pour soutenir l’économie, estime Gilles Raveaud.

Le gouvernement s’apprête à déverser 100 milliards d’euros sur l’économie française, via divers instruments. Est-ce une bonne nouvelle ?

Gilles Raveaud : Il faut reconnaître que les sommes débloquées pour faire face à la crise sont considérables, que ce soit par les prêts garantis par l’État, le chômage partiel ou aujourd’hui le plan de relance. L’erreur du gouvernement, toutefois, est de ne s’intéresser qu’aux entreprises. Sa myopie trahit d’ailleurs, selon moi, une perte de connaissance -économique qui est générale, y compris à gauche, depuis quarante ans. Les bases du raisonnement keynésien ne sont plus enseignées, les gens ne comprennent pas comment fonctionne l’économie. Par exemple, le gouvernement annonce une prime pouvant aller jusqu’à 4 000 euros pour l’embauche d’un jeune, quel que soit son profil, y compris s’il sort de Polytechnique. C’est une folie, car les entreprises n’embaucheront pas davantage, tout simplement parce que la demande et l’investissement sont insuffisants. Keynes le disait en son temps : même si votre salarié est gratuit, c’est la demande qui va déterminer le fait que vous embauchiez ou non. Il décrivait dans les années 1930 une situation parfaitement comparable à celle que nous vivons aujourd’hui, et il mettait surtout l’accent sur l’investissement. Lorsque les entrepreneurs n’investissent plus, l’État doit alors prendre le relais. La solution est donc de déployer un plan massif d’investissements publics.

Le gouvernement choisit de baisser les impôts pour les entreprises. Cela n’entraînera-t-il pas nécessairement une hausse de leurs investissements ? 

De l’oxygène pour la culture

Les mots, ce n’est pourtant pas ce qui coûte le plus cher. Le monde de la culture a longtemps attendu que le gouvernement s’exprime sur l’épreuve sans précédent qu’il traverse. Hormis une entrevue hirsute du président de la République en mai avec quelques artistes choisis, où la seule décision prise portait sur l’année blanche pour les intermittents, la culture était négligée. Tel n’est plus le cas. « Le secteur culturel a beaucoup souffert de cette crise, plus que d’autres. Allez au cinéma, allez au théâtre, vous ne risquez rien ! » a lancé Jean Castex le 26 août sur France Inter, avant d’annoncer que le plan de relance prévoyait 2 milliards pour la culture.

Le Premier ministre a même fait bénéficier de sa présence les représentants du spectacle vivant réunis le lendemain au ministère de la Culture, sous la houlette de Roselyne Bachelot. Particulièrement touché, le spectacle vivant va recevoir 432 millions d’euros, dont 220 iront au privé. L’activité partielle sera financée jusqu’à la fin de l’année et le crédit d’impôt prolongé jusqu’en 2024. Enfin, un fonds de compensation de 100 millions d’euros – commun avec les salles de cinéma – est destiné à compenser les pertes dues à la limitation des jauges dans les zones rouges. Dans la foulée, le 28 août, au festival du cinéma d’Angoulême, Jean Castex a annoncé que le Centre national du cinéma et de l’image animée recevra 165 millions d’euros, dont 105 pour soutenir la filière. Toutes mesures que les professionnels de la culture saluent, même si certaines restent floues dans leurs modalités. Et sans, toutefois, que leurs inquiétudes en cette rentrée soient dissipées.

Christophe Kantcheff

Dans le contexte actuel, les entreprises ne vont pas investir, alors même qu’elles débordent déjà de cash et qu’elles ne savent pas quoi en faire, parce que l’incertitude est majeure. Ensuite, il y a une situation d’urgence sociale qui préexistait à la pandémie du coronavirus. Les problèmes s’accumulent et nous sommes aujourd’hui au bord du chaos social. Nous n’avons pas répondu aux demandes des gilets jaunes et aux problèmes de logement qui existent depuis des décennies, les Restos du cœur ont toujours plus de bénéficiaires et le gouvernement n’est pas capable de conduire la transition écologique. Il est inconcevable que, face à un tel besoin d’investissement public, et alors que l’État emprunte à taux négatif, le gouvernement refuse toujours de déployer un programme digne de ce nom. Construire des centaines de milliers de logements, convertir l’agriculture au 100 % biologique, développer les transports en commun : tout cela créerait des centaines de milliers d’emplois.

Le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, ne parle que de milliards. Mais les bonnes décisions économiques sont qualitatives. Pour construire du logement, il faut acheter du foncier, résoudre le problème de la spéculation, réfléchir sur l’évolution des normes : ce sont des questions techniques sur lesquelles il faut travailler concrètement. C’est évidemment bien plus facile de baisser les impôts de production de manière aveugle et de faire joujou avec la fiscalité : l’ISF par-ci, la taxe d’habitation par-là. Mais la fiscalité n’est pas le problème de la France, et le gouvernement ne résout aucun problème de la vie quotidienne des gens.

Au bout du compte, les 100 milliards auront évidemment un effet, mais nous pourrions faire beaucoup mieux qu’avec des baisses d’impôts qui ressemblent à ce qui a déjà été fait, avec des milliards octroyés à de grandes entreprises.

Le gouvernement espère que sa politique, en créant de la « confiance », pourra faire repartir la croissance à des niveaux tels que les 100 milliards d’euros pourront être récupérés sous forme de rentrées fiscales nouvelles. Qu’en pensez-vous ?

C’est une vieille idée. Paul Krugman avait notamment écrit des articles sur la « fée confiance », avec l’argument selon lequel les politiques d’austérité allaient rétablir la confiance et redorer la croissance. Tout cela est une pure croyance et ne repose sur aucun argument empirique. Notre système économique est en train de s’effondrer, matériellement, avec une sécheresse par année, de plus en plus de maladies respiratoires, etc., et il y a encore des gens qui nous parlent de croissance ! Leur discours tourne à vide et les gens voient bien que tout s’effondre. La question climatique est devenue centrale et nos dirigeants sont incapables d’en prendre acte.

Comment financer une autre politique -d’investissement ?

Nous vivons dans un pays extraordinairement riche. La plus grande victoire des libéraux est de nous avoir convaincus que nous étions un pays pauvre. Ils ont réussi à nous faire accepter qu’il serait impossible que tout le monde ait un logement et que la santé et l’éducation soient gratuites. Il faut un autre partage des richesses, c’est-à-dire que nous devons prendre l’argent là où il se trouve. Il existe une richesse privée colossale. Le niveau de l’épargne est révélateur : en 2019, les Français ont épargné 150 milliards d’euros. Une somme à mettre en regard de la réforme des retraites, qui visait à aller chercher 8 milliards d’euros par an. Un autre exemple : la transition écologique représente 50 milliards d’euros par an pendant dix ans. On épargne trois fois plus chaque année.

Il faut donc une véritable répartition des richesses, qui pourrait passer par un « emprunt obligatoire » destiné à réduire les dettes publiques. La meilleure façon, ce serait évidemment l’impôt. Giscard avait créé l’« impôt sécheresse » dans les années 1970 en créant une tranche supplémentaire d’impôt sur le revenu.

Le débat actuel tourne notamment autour de la question du temps de travail : patronat et gouvernement disent qu’il faudra « travailler plus longtemps » en reculant l’âge de départ à la retraite, mais la réduction du temps de travail reste une solution prioritaire pour toute une partie de la gauche. Qu’en pensez-vous ?

C’est une ligne de fracture. Il faut reconnaître que la situation économique est si terrible qu’un grand nombre de salariés, -effectivement, devront accepter de travailler plus sans rémunération supplémentaire pour sauver leur boîte. Mais ça fonctionne comme cela dans bien des entreprises depuis longtemps. Les heures non payées représentent déjà un volume considérable dans les petites structures. Les salariés acceptent tout, et beaucoup trop, pour garder leur emploi. Entendre le Medef en faire une revendication est pour le moins choquant.

Ensuite, il faut bien se dire que la réduction du temps de travail est déjà une réalité statistique. Ce n’est pas un choix politique ni un sujet de débat : c’est un fait qui découle de l’utilisation des machines. Partant de ce constat, il y a une baisse choisie et organisée, pour tout le monde, qui permet de limiter les inégalités notamment entre les hommes et les femmes. Ou bien une baisse subie, qui s’accompagne d’une augmentation du travail à temps partiel et des petits boulots qui ne permettent pas de vivre dignement.

Combien de temps la phase actuelle, avec des aides massives de l’État à l’économie, peut-elle durer ?

Selon moi, un minimum de plusieurs années. Ceux qui ont de l’argent sont surtout les retraités. La peur face au Covid-19 fait qu’ils ne sont plus du tout enclins à sortir de chez eux et à consommer. Cela a un effet considérable sur l’activité économique, qui durera tant que la crise ne sera pas terminée. Il est très rare d’avoir une situation économique où non seulement le niveau d’activité baisse, avec des secteurs entiers impactés, mais où aucun secteur ne sort gagnant. Hormis quelques niches, tous les secteurs sont touchés par la crise.

Doit-on se préparer à un siècle d’austérité pour payer la dette créée par ces mesures d’urgence ?

Comme disait Bernard Maris, l’économie n’est qu’une somme de croyances. Les dettes créées ne poseront aucun problème pendant des décennies, car il y a là un acteur économique qui comprend ce qui se passe : la Banque centrale européenne. Elle a compris qu’il fallait maintenir l’argent « gratuit », avec des taux d’intérêt proches de zéro. Vu la quantité de dettes accumulées, elle ne peut plus augmenter les taux d’intérêt, car cela créerait une situation « à la grecque » pour tout le monde et il faudrait alors s’attendre à une révolution.

Comme on dit souvent en économie, « si je dois 10 000 euros à ma banque, c’est moi qui ai un problème, mais si je lui dois 1 million, c’est elle qui a un problème ». L’argent va donc rester gratuit pendant des décennies, ce qui n’a jamais été pensé. On vit dans une réalité difficile à comprendre pour les économistes. Il se passe des choses impossibles selon les théories économiques.

Tout cet argent déversé par les banques centrales risque-t-il d’entraîner la création de bulles ?

Oui, des risques existent partout. Je pense d’ailleurs que le gouvernement fait une erreur lorsqu’il tente de faire croire qu’il maîtrise la situation. Tout le monde voit qu’il ne maîtrise plus rien, et c’est en partie normal. Ce n’est tout de même pas Emmanuel Macron qui a créé le Covid-19. Je pense que les gens seraient plus sereins si les politiques reconnaissaient les limites de leur pouvoir en disant : « Je fais ce que je peux, il n’y a pas de décision idéale, on va essayer de limiter la casse. »

Gilles Raveaud Économiste à l’Institut d’études européennes de l’université Paris-8.

Économie
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