Le Carnet : Zone humide à défendre

Des milliers de personnes s’opposent au projet de bétonisation du Carnet, dans l’estuaire de la Loire.

Vanina Delmas  • 2 septembre 2020 abonné·es
Le Carnet : Zone humide à défendre
Pour clore le week-end de mobilisation, une« manifest’action » de près d’un millier de personnes a déambulé jusqu’au site menacé.
© Vanina Delmas

Il y a bien longtemps que le bocage du pays de Retz, entre Paimbœuf et Frossay, en Loire-Atlantique, n’avait pas été agité par des chants militants et des appels à se défendre. Jadis, la colère jaillissait face à un projet de centrale nucléaire – abandonné en 1997. Aujourd’hui, cette énergie combative bouillonne afin de protéger du béton les 395 hectares du site naturel du Carnet. « Nous sommes la Loire qui se défend ! » ont clamé sans relâche les centaines de personnes venues apporter leur soutien à cette lutte embryonnaire les 29 et 30 août.

Les traces du passé restent visibles : quelques anciens militants antinucléaires sont encore là, déterminés, et le sol du site du Carnet garde en mémoire les opérations de remblaiement sableux qui présageaient l’arrivée du monstre atomique. Après vingt ans de calme, la nature a repris sa place, mais pourrait à nouveau disparaître à cause d’un projet d’aménagement porté par le Grand Port maritime Nantes-Saint-Nazaire, organisme public en charge de ces terres. L’ambition : implanter un parc éco-industriel destiné aux énergies renouvelables marines, impliquant l’artificialisation de 110 hectares de zone naturelle et la destruction de 51 hectares de zones humides, mais prévoyant une zone de compensation écologique de 285 hectares. « C’est aberrant quand on sait que cette zone humide est le dernier tampon pour les communes en cas de crue. Et on ne peut plus nier les menaces de montée des eaux dans l’estuaire ! » s’alarme Gabriella Marie.

Cette habitante de Paimbœuf depuis dix ans ne connaissait pas Le Carnet. Fin 2019, elle entend parler de ce qui se trame grâce au collectif Terres communes, vigie précieuse pour la préservation des terres agricoles et naturelles du pays de Retz. Gabriella décide alors de mettre ses compétences de communicante au service du collectif Stop Carnet, qui compte actuellement un noyau dur d’une quinzaine de membres. « Nous ne pouvons pas rester indifférents face à la destruction de ces hectares de zones humides vitales. Sans compter les risques de pollution sonore et lumineuse et l’intensification du trafic fluvial que cela engendrera. J’appelle cela un projet écocidaire ! » s’indigne-t-elle, avant de prendre le micro pour motiver les troupes.

« Clés en main »

L’autre motif de la révolte, c’est la méthode pour le moins nébuleuse employée depuis des années par le Grand Port maritime concernant l’avenir du site. Dans le résumé de l’étude d’impact réalisée en 2016, il est précisé que « des installations non connues pour le moment pourraient nécessiter la réalisation d’une étude d’impact complémentaire ou d’un dossier ICPE [installations classées pour la protection de l’environnement] en fonction de leur nature ». Quant à l’Autorité environnementale, elle mettait en doute « la viabilité économique du projet et son potentiel en matière de création d’emploi », et alertait sur un objectif « très général et hypothétique » dont « l’importance n’est pas prouvée ». Quelles entreprises érigeront ce fameux « pôle éco-technologique » ? Quels en seront les contours, les missions, les impacts ?

Si l’autorisation pour les travaux de viabilisation a bien été donnée par arrêté préfectoral en 2017 et un appel à projets lancé à l’automne 2019, rien de concret n’a encore été annoncé. Excepté la petite nouveauté de 2020 : le site du Carnet fait désormais partie des sites labellisés « clés en main » par le ministère de l’Économie. Les douze premiers (dont Le Carnet) ont été annoncés en janvier lors du sommet « Choose France » à Versailles, censé charmer les investisseurs du monde entier. En juillet, 66 autres sites ont été dévoilés dans le cadre de la relance économique post-Covid. L’intérêt de ces sites est que « les procédures administratives relatives à l’urbanisme, l’archéologie préventive et l’environnement ont été anticipées, afin d’offrir à l’investisseur une disponibilité immédiate ou à très court terme ».

« Ce nouveau process est une entrave au droit d’information et de participation des citoyens, ainsi qu’une menace pour les procédures environnementales. Le système “clés en main” implique de tout faire en amont, décrypte Chloé -Gerbier, juriste de l’association Notre Affaire à tous, qui accompagne le collectif Stop Carnet. C’est problématique pour les études d’impact, par exemple : elles sont censées être proportionnées à l’impact du projet en question, or, ici, elles sont réalisées sans que l’on connaisse la nature et l’ampleur du projet qui va s’implanter. » Pour résumer : on bétonne la zone puis on voit ce qu’on en fait, en fonction des réponses à un éventuel appel d’offres.

Et cette phase anticipée de travaux se profile au Carnet. Dès le 31 août et durant tout le mois de septembre, l’intervention de bulldozers est prévue afin de faire place nette sur la surface compensatoire de 285 hectares qui accueillera les zones humides ainsi que la faune et la flore déplacées. L’objectif premier est d’ôter les espèces dites invasives, notamment le baccharis. « Est-on obligé d’utiliser des bulldozers pour enlever ces plantes ? Ne pourrait-on pas improviser nous-mêmes une opération de désherbage à la main ? » interroge un participant aux ateliers de discussions pour réfléchir aux futures actions.

Site naturel unique

La vue sur l’estuaire depuis la ville de Paimbœuf laisse un peu sceptique. En face, au nord de la Loire, les cheminées et les fumées des industries s’élèvent entre Donges et Saint-Nazaire, avec le Grand Port maritime comme poumon polluant. Sur la rive gauche, la végétation s’épanouit. Crapauds calamites, busards des roseaux et grenouilles vertes cohabitent en paix au milieu des roselières du Carnet. Arrivé en janvier dans la région, Cléo* a rapidement rejoint la mobilisation, notamment dans l’organisation de balades naturalistes. « C’est vital pour s’imprégner de l’endroit, avoir davantage de sensibilité et vraiment comprendre les enjeux pour la biodiversité et l’esthétique générale du lieu : en l’observant, on comprend qu’il est vivant, on sait qu’il évoluera naturellement », décrit ce passionné de nature.

Peu de gens le savent, mais le Carnet était une île avant les années 1970. Puis l’ancien bras de la Loire a été remblayé et a conservé l’humidité du fleuve, donnant naissance à des petites zones humides garnies de roselières à perte de vue, au milieu d’espaces plus secs. Ce sont 116 espèces animales et végétales protégées qui s’y cachent. « Une mosaïque de milieux précieuse et unique ! » résume Cléo, déterminé à lutter pour préserver le site du Carnet et à montrer que « la biodiversité est aussi un sujet politique ».

Car c’est d’un véritable projet de territoire que l’estuaire de la Loire a besoin, mais deux logiques semblent s’affronter : faut-il miser sur la préservation de la biodiversité ou continuer l’industrialisation de la région, sous couvert de transition écologique par le développement de pôles consacrés aux énergies renouvelables ? Le 17 janvier, un document intitulé « Pacte pour la transition écologique et industrielle de la centrale de Cordemais et de l’estuaire de la Loire » a été signé en présence d’Emmanuelle Wargon, secrétaire d’État auprès de la ministre de la Transition écologique et solidaire. Ces 40 pages semblent esquisser un plan d’avenir fondé sur « une volonté commune à l’ensemble des acteurs du territoire de faire de l’estuaire de la Loire un territoire d’excellence pour la transition énergétique et écologique ». Avec, comme date guide, la fermeture progressive de la centrale à charbon de Cordemais, prévue entre 2022 et 2026.

Franck Nicolon, élu EELV à la région Pays de la Loire, et Delphine Bonamy, adjointe à la maire de Nantes chargée de l’Agenda-21, de la nature en ville et des jardins familiaux et partagés, et membre du conseil -métropolitain, se sont déplacés pour se faire une idée plus précise. « Des friches industrielles existent partout sur ce territoire et d’autres arriveront, notamment avec la fermeture de la centrale à charbon de Cordemais. Il faudrait d’abord réaliser un inventaire de ces friches avant d’intervenir sur les espaces naturels », commente Delphine Bonamy. « Il faut réfléchir à d’autres solutions que l’artificialisation des sols et penser dès maintenant la transition des activités du port de Saint-Nazaire dans le respect de la biodiversité de l’estuaire. Le Carnet est l’exemple de ce qu’il faut arrêter de faire », renchérit Franck Nicolon. Les deux élus garantissent qu’ils porteront rapidement ces sujets devant leurs assemblées respectives.

Ancrer la mobilisation

Balades naturalistes sur le site, ateliers de discussion, concerts, stand improvisé de galettes avec des produits bio et locaux… Ce week-end de mobilisation se voulait festif mais combatif. « Nous avons peu de pistes pour des recours juridiques, donc nous misons sur l’implantation d’une résistance visible, sur place, mais cela ne signifie pas forcément la création d’une ZAD ou des actions frontales, décrit Yoann Morice, maraîcher bio à Chauvé, porte-parole du collectif Stop Carnet. Nous avons aussi besoin de soutien logistique et moral, peut-être avec la création de comités locaux, voire d’un réseau de résistances concernant l’estuaire, ou même toute la Loire ! » Pour lui, cette opposition citoyenne est primordiale, car ce ne sont pas les associations de défense environnementales habituelles qui feront le travail. Pire, elles seraient « complices » du projet. Le collectif Stop Carnet a déjà réglé ses comptes avec Bretagne vivante, France nature environnement et la Ligue de protection des oiseaux (LPO) dans une lettre ouverte dans laquelle il leur reproche d’accompagner ce projet depuis dix ans, d’avoir laissé filer les occasions de lancer des recours juridiques et de se satisfaire des mesures de compensation élaborées par le Grand Port maritime de Saint-Nazaire-Nantes.

Batailles perdues

Les trois associations en question défendent leur stratégie de discussions avec le Grand Port mais restent fermes sur la nécessité de préserver les milieux naturels de l’estuaire et de maintenir le rapport de force. « En 2008, le statut du port a évolué pour devenir grand port maritime, et celui-ci a récupéré la compétence de gestion des milieux naturels. Or, pour ses dirigeants, ce ne sont que des réserves foncières qui seront forcément aménagées un jour ou l’autre, explique Guy Bourlès, de la LPO 44. Nous avons alors entamé un travail collaboratif et pédagogique, car le Grand Port est tout de même à la tête de l’estuaire du dernier fleuve sauvage d’Europe et doit comprendre qu’il faut absolument le préserver ! »

Ces associations précisent en outre qu’elles ont été éprouvées par des batailles perdues concernant l’installation d’un port à sec et d’un prototype d’éolienne. « Lors de l’enquête publique pour l’aménagement du Carnet, nous avions émis un avis réservé car nous demandions justement une approche globale à l’échelle de l’estuaire et de tous les terrains du port, pour une autre vision de l’aménagement et pour enfin sortir de la politique du gaspillage d’espace. Cette réflexion de densification n’est pas assez poussée, à notre avis, au niveau des instances portuaires. Mais nous restons sur notre ligne : faire en sorte que la biodiversité ne soit pas davantage dégradée », affirme Gwénola Kervingant, de Bretagne vivante.

« Nous ne sommes ni contre ces associations ni avec elles, mais nous considérons qu’elles ne peuvent plus servir de cautions environnementales au Grand Port, précise Yoann. Nous n’avons plus le temps d’être dans l’écologie du compromis ! »

Pour clore le week-end de mobilisation, une « manifest’action » de près d’un millier de personnes a déambulé jusqu’au site à défendre, au son d’une batucada enjouée et accompagné de quatre tracteurs. Dans la dernière ligne droite, des gendarmes attendaient le cortège, autorisant seulement les piétons à rejoindre le bord de Loire en passant par un minuscule corridor. « Les tracteurs, avec nous ! Libérez les tracteurs ! » ont crié les manifestants en soutien aux engins contraints de faire une pause. Ni la pluie momentanée, ni l’odeur du lisier déversé par d’obscurs ennemis, ni la présence constante des forces de l’ordre sur terre et dans les airs n’ont pu fissurer la détermination des manifestant·es, qui comptent bien monter en puissance pour « stopper le carnage au Carnet ».

Écologie
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