Violences : Le retour des « sauvages »

Le débat sur le prétendu « ensauvagement » de la société n’est pas nouveau. Ni même les considérations intrinsèques qu’il contient.

Nadia Sweeny  • 9 septembre 2020 abonné·es
Violences : Le retour des « sauvages »
Colonne française du colonel Dodds arrivant près d’Abomey (actuel Bénin), en novembre 1892. Illustration de Gaston Henry Darien (1864- 1926) tirée de Notre Épopée coloniale, de Pierre Legendre.
© Isadora/LeemageL/AFP

Ensauvager » est un terme qui remonte au XIIIe siècle et qui contient, en réalité, des notions contradictoires. « Il provient de silvaticus – issu de la forêt : la partie du monde non cultivé. On y met donc en opposition le naturel absolu et ce qui est maîtrisé par l’homme, explique le linguiste Alain Rey_. Ce qui ouvre sur des perspectives morales variées car il comporte un jugement objectif, “ce qui n’est pas cultivé”, mais aussi un jugement de valeur qui, lui, peut être positif ou négatif. »_

L’idée du « bon sauvage » se développe d’ailleurs au XVIe siècle lors des grandes découvertes occidentales et de la rencontre avec les « indigènes ». Jean-Jacques Rousseau reprend cette thématique pour établir sa pensée sur la bonté naturelle de l’humain et sa corruptibilité par la société. « Dans ce cadre, le sauvage est positif : c’est l’homme proche de la nature, considéré comme une source d’énergie », renchérit Alain Rey.

C’est principalement à partir du XVIIIe siècle que se développe l’idée d’une « sauvagerie » néfaste. Elle apparaît une première fois dans les mémoires de D’Argenson, écrivain et homme d’État, en 1739 : « Est inclus dans ce qui est sauvage le comportement humain impossible à maîtriser et dangereux pour l’entourage. » Ce qui n’est pas sans influencer les conquêtes coloniales du milieu du XIXe et leurs vocations « civilisatrices ».

Quand les frères Goncourt se l’approprient, « peu après la guerre de 1870 : ils plongent dans une réflexion désabusée sur l’évolution de la société notamment à cause de la Commune de Paris. En émerge un terme associé : les “barbares” ». Un ennemi qui s’oppose à la civilisation, notion reprise plus tard par Aimé Césaire dans son discours sur la colonisation en 1950 : « Il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur »,qui, par l’acceptation des actes barbares commis en son nom, génère « le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement » du continent européen.

C’est dans la bouche de Jean-Pierre Chevènement que ce terme revient en 1998 : ministre de l’Intérieur, il qualifie de « sauvageons » des jeunes délinquants. Un terme « de 1820, issu de la botanique, qui qualifie les jeunes pousses non maîtrisées »,explique Alain Rey, qui juge le terme très « habile » car « on ne sait pas si le ministre évoque la sauvagerie des gamins ou leur côté spontané et naturel ».

Mais c’est une philosophe conservatrice, Thérèse Delpech, qui associe en 2005 ensauvagement et barbarie dans un essai sur les relations internationales et la radicalité des idéologies, humus du terrorisme futur (1). Depuis, l’extrême droite s’est approprié ce terme, notamment à la suite de la parution en 2013 du livre de Laurent Obertone, La France orange mécanique.Dans un colloque organisé par le Rassemblement national en 2018 « de la délinquance à l’ensauvagement », le journaliste essayiste établit un lien très fort entre cet « ensauvagement » et l’immigration. Le sauvage est, sans surprise, l’autre, prétendu immaîtrisé, qu’il faut « dresser ».

Pour Robert Muchembled, historien, auteur d’Une histoire de la violence (Points-Seuil, 2014), l’utilisation de cette racine sémantique traduit surtout l’incompétence de la gestion de la jeunesse par les politiques : « Les nouvelles générations sont extrêmement malmenées par les conjonctures économiques et elles répondent à cette situation par une violence très symbolique, qui en réalité et au regard de l’histoire, est très faible. En sept siècles la violence est tombée d’un indice 100 à moins de 1… » À ses yeux, le qualificatif « sauvage » opposé à l’aspect prétendu « civilisé » du reste de la société est un leurre. « La culture occidentale a toujours appris aux jeunes mâles […] à être agressifs et violents afin de prendre leur place dans la société. Cette réalité est aujourd’hui cachée, mais elle perdure de manière détournée par exemple dans le sport ou la guerre “licite”. » Mais aussi dans la réussite sociale et économique. « Dans la finance, pour réussir, vous devez être un “tueur” », renchérit Robert Muchembled. La violence physique, bannie, tend en réalité à s’estomper, alors qu’en parallèle, la violence sociale s’impose comme avatar de la domination « civilisée ».

(1) L’Ensauvagement : le retour de la barbarie au XXIe siècle (Grasset/Fasquelle, 2005).