Ce virus qui joue avec nos nerfs

Alors que les indicateurs semblaient stables tout l’été, la pandémie de Covid-19 s’est soudain rappelée à nous. Dans le désordre et la douleur.

Jérémie Sieffert  • 7 octobre 2020 abonné·es
Ce virus qui joue avec nos nerfs
© PHILIPPE DESMAZES/AFP

Deuxième vague ou pas ? Le débat s’est mené tout l’été à fleurets mouchetés entre experts, avant de se répandre dans les médias grand public… et de s’envenimer. Entre « rassuristes » et « alarmistes », les mots ont parfois été durs. De fait, les chiffres étaient sujets à interprétation. En mars-avril, la pénurie de tests avait entretenu le brouillard sur la situation épidémiologique réelle, jusqu’à ce que les décès et les tensions hospitalières finissent par s’imposer à tous. Depuis le mois de juin, en revanche, les données ne sont plus les mêmes : avec la décrue de cas graves et la montée en puissance des tests, les indicateurs hospitaliers ont cédé la place aux « taux d’incidence » (nombre de cas diagnostiqués pour 100 000 habitants), « taux de positivité » (tests positifs rapportés à l’ensemble des tests effectués), et autres « R effectif » (estimation de la vitesse de croissance ou de décroissance de l’épidémie). Des éléments plus difficiles à analyser (1), surtout sans points de comparaison pour le printemps.

Cette complexité, combinée à la lassitude générale après le confinement du printemps, et surtout un été long et étonnamment calme sur le plan de l’épidémie ont pu favoriser l’impression que le pire était derrière nous. Le flegme du gouvernement, qui a parié sur une rentrée « normale », et l’incohérence manifeste de certaines mesures (comme l’obligation du port du masque en extérieur, où les contaminations sont rares) ont renforcé la défiance pour une parole publique déjà abîmée lors de la première vague. Pour parfaire ce tableau, des personnalités, dont une poignée de médecins médiatiques, ont diffusé des messages rassurants mais erronés dans les médias, compliquant encore davantage la sensibilisation du public, alimentant les récits complotistes. Éternel « paradoxe de la prévention », qui permet d’affirmer qu’une catastrophe évitée n’aurait de toute façon pas eu lieu…

Au-delà des postures plus ou moins de bonne foi, reconnaissons que la dynamique particulière de cette épidémie est déstabilisante. En effet, l’une des caractéristiques de ce nouveau virus est qu’il se diffuse de façon très hétérogène. Alors qu’on parlait en mars de « R » moyen (moyenne des contaminations à partir d’un seul malade), il semble se confirmer que chaque malade pris isolément a finalement assez peu de chances de contaminer d’autres personnes. Mais cette relative faiblesse est compensée par le phénomène des « événements supercontaminateurs » (lire le point transmission ici). Les moyennes sont donc ici d’un piètre secours.

Ajoutons à cela le grand nombre de malades asymptomatiques (néanmoins contagieux), et cela suffit à expliquer que le virus puisse circuler durant de longues périodes au sein d’une population jeune et en bonne santé tout en volant sous les radars. Le tableau épidémiologique est donc affaire de statistiques parfois trompeuses. Mais, avec un taux d’incidence moyen supérieur à 250 (le seuil d’« alerte maximale » fixé par les autorités sanitaires), le risque d’une explosion du nombre de cas, et donc d’une perte de contrôle, est démultiplié, et les dispositifs de traçage des contacts sont soumis à rude épreuve. De même, il a été observé (notamment en Floride) qu’une forte incidence chez les 20-40 ans finissait par se diffuser aux classes d’âge plus à risque.

Vaccins politiques

De l’avis général, une véritable sortie de crise ne pourra se faire qu’avec la couverture vaccinale. Avec un effort de recherche sans précédent, ce sont pas moins de 321 candidats vaccins qui sont actuellement en développement (1), dont 201 en phase exploratoire, 87 en phase préclinique, 27 en phases I et II (test sur quelques centaines de personnes) et 6 en phase III (test sur plusieurs milliers de personnes). Ces résultats sont encourageants, mais il faut garder à l’esprit que la phase III est potentiellement très longue.

Des politiques pressés de crier victoire et même certains scientifiques ont appelé à accélérer ces étapes, pourtant essentielles dans la recherche d’éventuels effets secondaires rares et, surtout, pour confirmer l’efficacité du vaccin. Un bien mauvais calcul. Mettre sur le marché un vaccin peu efficace ou, pire, dangereux pourrait renforcer la défiance anti-vaccins, déjà forte. En France, l’un des pays les plus méfiants, 41 % des sondés se disent opposés à un vaccin contre le Covid-19 (2). Or une couverture efficace devra concerner au moins 70 % d’une population. Il apparaît donc urgent de prendre le temps nécessaire, ce que les labos semblent avoir compris. D’autre part, la quantité de doses nécessaires pourrait donner lieu à d’importants problèmes logistiques. Certains délais doivent donc être considérés comme incompressibles, n’en déplaise à Trump et à Poutine.

(1) https://www.nature.com/articles/d41573-020-00151-8

(2) Ouest-France.fr, 1er septembre.

Entre cette capillarité sociale et les temps d’incubation, on retrouve l’une des principales difficultés dans la lutte contre ce virus, déjà identifiée en mars (2) : lorsque les indicateurs hospitaliers commencent à se dégrader, on a déjà plusieurs semaines de retard par rapport à la situation réelle. La meilleure fenêtre d’intervention se situe donc en amont, ce dont les messages rassurants de l’été ne tiennent pas compte.

Car, au bout de ce processus, c’est toujours la catastrophe d’une submersion du système hospitalier qui guette. Le débat sur la balance bénéfices/risques des mesures de restriction a bien sûr sa raison d’être. Le confinement s’est accompagné, on le sait, d’une explosion des risques psychologiques, économiques, sociaux, scolaires, familiaux… On peut même entendre les appels « existentiels » (mais irresponsables) à « vivre quitte à en mourir » d’un Nicolas Bedos. Mais il faudrait alors assumer de précipiter à nouveau les hôpitaux dans leur état de mars-avril. Au moment du pic, le 8 avril, 7 019 personnes étaient en réanimation en France, près de deux fois la capacité habituelle dans les régions les plus touchées. De fait, cette tension inédite n’avait rien d’une hallucination collective. Si l’effondrement redouté n’a heureusement pas eu lieu, c’est au prix d’un confinement général de huit semaines. La réorganisation en urgence des services a soumis le personnel soignant à des conditions infernales (3), et la déprogrammation de soins a pu se traduire par des pertes de chances pour des malades chroniques, atteints de cancer ou en attente de chirurgie. Tout cela peut sembler bien loin de qui est à la fleur de l’âge. Mais qui peut affirmer qu’il n’aura pas besoin d’un lit d’hôpital dans les prochains mois ?

Derrière le coup de sang de Nicolas Bedos, ou la lassitude qu’on peut tous ressentir, il y a pourtant une option « stratégique » qui a été théorisée par certains gouvernants ou experts. Pour ceux-là, le salut viendrait d’une immunité collective, un concept issu du monde vétérinaire supposant un arrêt spontané de la circulation virale dès lors qu’une certaine proportion de la population a développé des anticorps.

Encore faut-il que l’immunité fonctionne, et, pour le moment, rien n’est moins sûr, alors que les exemples de réinfection se multiplient. L’une des hypothèses « optimistes » de l’été tablait sur un seuil d’immunité plus bas que prévu, et déjà atteint dans les zones les plus durement touchées au printemps. Las, des régions comme l’Île-de-France, Madrid ou la Belgique connaissent des regains incompatibles avec cette théorie (4). Dans ces conditions, quel pourrait être le coût humain d’une telle trajectoire ? Selon les calculs d’Arnaud Fontanet et Simon Cauchemez, publiés le 9 septembre (5), avec un seuil à 50 % (fourchette basse), le bilan pourrait être à terme de 100 000 à 450 000 morts pour la France, et de 500 000 à 2,1 millions pour les États-Unis. On retrouve peu ou prou les chiffres des modélisations tant critiquées de l’Imperial College de Londres en mars. D’aucuns diront que c’est le prix à payer. Mais au-delà de la rupture d’un contrat social, c’est oublier que d’autres inconnues parsèment le chemin vers l’immunité collective. Quid des séquelles éventuelles chez des personnes en bonne santé ? Ou des Covid chroniques, encore mal connus ? Et toujours ce risque de saturation des hôpitaux…

Si certains pays sont sur cette pente par incurie de leurs dirigeants (6), un seul a parié sciemment sur cette option : la Suède, louée par certains éditorialistes sans doute plus soucieux d’économie que de santé publique. L’avenir tranchera ce débat. Mais on peut déjà noter que ce pays compte plus de morts par million d’habitants que la France, malgré une densité moindre. Et l’objectif initial de préserver l’économie semble avoir échoué là-bas aussi.

Comme le rappellent Fontanet et Cauchemez, la façon la plus sûre d’atteindre l’immunité collective reste la voie vaccinale (voir encadré). En attendant, la seule stratégie qui semble raisonnable est celle des mesures dites « non pharmaceutiques » : masques, gestes barrières, tests, traçage des contacts et isolement des malades. La mauvaise nouvelle, c’est qu’il faudra vivre un certain temps comme ça. La bonne, c’est qu’en maintenant le taux d’incidence à un niveau suffisamment bas, on pourra sans doute se passer des mesures les plus coûteuses. L’analyste Tomás Pueyo publiait en mars un article mondialement remarqué intitulé « Le marteau et la danse » (7) : le confinement (marteau) pour écraser la courbe quand celle-ci s’envole, et une gestion souple (danse) pour contrôler les résurgences. Le concept reste d’actualité.

C’est à n’en pas douter la doctrine officielle du gouvernement et d’Olivier Véran. Mais quant à savoir si elle est appliquée efficacement, c’est évidemment une autre histoire. La deuxième vague est certes beaucoup moins rapide que la première (8), signe que les mesures actuelles sont efficaces, mais aussi qu’elles ne suffisent pas. Surtout, le fiasco de la rentrée sur le front des tests, avec des labos en surchauffe et des délais à rallonge, a pu abîmer un peu plus la crédibilité gouvernementale et fait perdre un temps précieux que d’autres mesures doivent déjà rattraper. Des restrictions plus brutales, et donc impopulaires, comme le montre la fronde de certains élus locaux ou patrons de secteurs touchés, à Marseille ou ailleurs. Mais, si elles se révèlent efficaces, quelques semaines peuvent suffire à revenir à des niveaux contrôlables. Une meilleure gestion des tests disponibles, et même de nouveaux tests annoncés pour ce mois-ci, plus rapides et plus précis, permettront peut-être de trouver enfin le bon pas de « danse » avec le virus.

(1) Le taux d’incidence dépend par exemple du nombre de tests effectués. Lorsque le nombre de tests diminue, mais que le taux de positivité augmente, ce qui est le cas ces deux dernières semaines, le taux d’incidence peut baisser sans que cela soit bon signe.

(2) Voir « Vertige de l’exponentiel », Politis n° 1595, 17 mars 2020.

(3) Les soignants de la région parisienne, déjà épuisés, doivent désormais renoncer à leurs congés de la Toussaint.

(4) Selon des enquêtes de séroprévalence, à peine 10 % de la population a été infectée dans ces zones, loin donc du seuil d’immunité, estimé à 66 %. Voir www.medrxiv.org/content/10.1101/2020.07.13.20153163v1

(5) www.nature.com/articles/s41577-020-00451-5

(6) On pense notamment au Brésil, dont la ville de Manaus pourrait être la première au monde à avoir atteint ce triste stade.

(7) https://medium.com/tomas-pueyo/coronavirus-le-marteau-et-la-danse-bce68d354c0c

(8) Avec un doublement des cas tous les 14 jours, contre tous les 3 jours en mars.

Société Santé
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