« Les haines se répandent comme des tubes musicaux »

Cibler l’islam ne permettra pas d’endiguer le phénomène d’une « violence gratuite », nourrie à l’échelle planétaire, via Internet, par une « solidarité par la haine », alerte Raphaël Liogier. Cela risque même « d’accentuer les angoisses ».

Erwan Manac'h  • 21 octobre 2020 abonné·es
« Les haines se répandent comme des tubes musicaux »
Un enfant dépose des fleurs, le 17 octobre, devant le collège près duquel Samuel Paty a été assassiné, la veille, à Conflans-Sainte-Honorine.
© Bertrand GUAY / AFP

Auteur de nombreux essais (1) sur les religions et les violences qui s’en réclament, Raphaël Liogier assume une lecture psychologique et sociale de l’extrémisme, et alerte sur les impensés de la lutte actuelle contre le terrorisme. Une analyse de plus en plus difficile à porter publiquement, qui expose son auteur, à son tour, à la violence des réseaux sociaux.

Comment qualifiez-vous ce qui s’est passé le 16 octobre ?

Raphaël Liogier : C’est difficilement qualifiable. C’est une folie furieuse à laquelle les humains peuvent s’adonner pour des raisons complexes de frustration, liées à l’ego, qui confinent à la psychiatrie. Elle s’exprime en plus avec un désir d’exhibition qui est caractéristique de notre société. Daech, en son temps, exhibait ses meurtres en Syrie même ou en Irak pour servir une stratégie politique destinée à faire impression en Occident et créer une angoisse générale. On ne retrouve plus cette stratégie. L’exhibition ne répond qu’au désir de vengeance et de revanche.

Comment lutter contre la haine qui circule sur Internet ?

C’est une question compliquée et un des enjeux majeurs du XXIe siècle. Nous assistons à l’émergence de ce que j’appelle une « culture de l’anxiété ». Elle infuse via Internet et entraîne une énorme violence. Aujourd’hui, on ne construit plus seulement son identité dans des territoires circonscrits, comme l’église, la nation, le quartier, la ville, etc. On ne la construit plus non plus de manière interterritoriale, comme le faisaient les diasporas – « Je suis né à un endroit et je porte ce territoire ailleurs. » Il existe des identités déterritorialisées : on échange avec des gens nos désirs et nos fantasmes en temps réel, on fait grandir nos frustrations, sans qu’il y ait de distance, ni géographique ni psychique. Cela peut nourrir une forme de haine pour son voisin de palier, dont on se sent loin, et une proximité avec quelqu’un qui habite à l’autre bout du monde, parce qu’on partage une même passion ou un sentiment d’appartenance. Des communautés globales se créent et en particulier des communautés de haine globales. Des vents de réactions font résonner à l’échelle planétaire des événements de faible importance et les haines se répandent comme des mèmes ou des tubes musicaux.

Au Canada, plusieurs attentats ont été commis par des « Incel », pour involuntary celibate, les « célibataires involontaires » [7 attaques depuis 2014 causant une trentaine de morts, NDLR]. Ces gens estiment qu’il est anormal que les femmes n’acceptent d’avoir de relations sexuelles qu’avec les hommes qu’elles estiment les plus beaux, les plus forts ou les plus séduisants. Ils réclament donc un droit au viol. Ce mouvement suscite moins de peur que les attentats islamistes, parce que le phénomène est moins massif et qu’il ne contient pas toute la symbolique de la civilisation chrétienne qui serait menacée par l’Islam, une angoisse qui existe depuis le Moyen Âge en Occident. Mais le profil des individus qui commettent ce type de violence est très proche des profils des jihadistes.

Contre les idées fausses La laïcité est attaquée. Par ceux qui la combattent, nul ne le conteste. Mais également par ceux qui, s’en réclamant, veulent imposer son durcissement et conséquemment une réduction des libertés. Ceux-ci, qu’ils soient polémistes, journalistes ou politiques, propagent tant d’affirmations erronées que d’innombrables confusions entourent désormais ce principe républicain. Le petit ouvrage que publie ces jours-ci Nicolas Cadène, rapporteur général de l’Observatoire de la laïcité depuis 2013, arrive à point nommé pour déconstruire les idées reçues et les fausses représentations véhiculées par les uns et les autres. Pas moins de 95 affirmations courantes – « Les signes religieux n’ont rien à faire dans l’espace public », « La laïcité et la neutralité sont synonymes », « L’islam n’est pas compatible avec la laïcité »… – y sont contestées avec une précision juridique et historique toute pédagogique. En finir avec les idées fausses sur la laïcité, Nicolas Cadène, préface de Jean-Louis Bianco, Éditions de l’Atelier, 172 pages, 10 euros.
La question qui nous percute aujourd’hui n’est pas celle de l’islam, mais celle de la violence gratuite. Comme la solidarité territorialisée se dissout, au niveau de l’État-nation, le champ est laissé libre pour une solidarité négative, de la haine et de la vengeance, qui aboutit à des actes de violence avec des modus operandi terriblement simples. Il n’y a besoin d’aucune préparation pour égorger quelqu’un à la sortie d’un établissement scolaire. Ce n’est pas l’œuvre d’une organisation internationale. Ce serait rassurant et intellectuellement facile de montrer du doigt Daech, mais la réalité est qu’il y a une telle dissémination de la violence que n’importe quel individu peut se convertir à l’islam le lundi et commettre un attentat le mardi.

Tant que nous n’aurons pas travaillé à ce niveau-là, au lieu de conduire des politiques qui ne font qu’accentuer l’angoisse, non seulement le problème ne sera pas résolu, mais il ne sera même pas endigué.

Comment combattre la radicalisation religieuse ?

Le meurtre commis le 16 octobre n’est pas l’expression d’une « radicalité », c’est un comportement extrême. Il ne s’agit pas de jouer sur les mots dans une période aussi traumatique, mais la radicalité, qui signifie « être au centre », « à la racine », désigne des gens qui veulent revenir aux fondements, les « fondamentalistes ». L’extrême désigne autre chose : c’est être sur les bords, à l’extrémité. Autrement dit, les fondamentalistes n’ont pas nécessairement des comportements extrêmes.

C’est une nuance qui fait beaucoup de différence. Nous avons remarqué dans nos enquêtes que les fondamentalistes, et en particulier les salafistes, sont souvent, paradoxalement, complètement dépolitisés. Dans leur écrasante majorité, ils sont même contre le terrorisme, qu’ils jugent impur. D’autant plus lorsqu’il a recours à des armes à feu, car le prophète n’avait pas de kalachnikov. Certains « nouveaux salafistes », comme l’imam Abou Houdeyfa de Brest, ont d’ailleurs été visés par Daech, qui appelait à les éliminer. Ils constituaient un vrai risque pour l’organisation, parce qu’ils opèrent sur le même terreau d’éventuels terroristes et prêchent la même forme de virilité, pour en faire une virilité ascétique au lieu d’une virilité hyperviolente.

Je ne les défends pas. Ils prêchent la désocialisation et posent d’énormes problèmes du point de vue de l’égalité homme-femme, par exemple, ou des valeurs modernes. Mais ils ne posent pas de problème du point de vue de la sécurité publique.

Ce n’est pas la religion qui tue, selon vous ?

Non, c’est le désir de vengeance qui existe à la base et va rencontrer l’islam. Parfois même, l’individu va chercher l’islam, car il sait que c’est quelque chose qui peut justifier sa violence. L’importance d’Internet dans ce phénomène n’a pas été suffisamment soulignée. Les individus peuvent de manière indéniable se faire manipuler par des imams fondamentalistes, mais celui qui commet l’attentat, souvent, cherche surtout dans l’islam une image qui peut le glorifier dans les quelques jours ou quelques mois qui précèdent l’attentat.

Pour combattre ce phénomène, la stratégie à long terme serait d’exporter le moins possible l’idée que l’islam serait une « religion de guerre contre l’Occident ». En désignant l’islam comme une idéologie de la violence, on donne raison à ceux qui cultivent cette violence et on affaiblit ceux qui sont les réformateurs de l’intérieur, en leur envoyant le signal qu’ils n’ont rien compris à ce qu’est l’islam.

Faire un scandale national lorsqu’une maman qui porte le foulard veut accompagner une sortie scolaire, c’est une stratégie de marketing politique irresponsable au sens de ce que Max Weber appelait l’éthique de la responsabilité. Et cela, dans le seul but de tirer les dividendes de l’angoisse collective.

À plus court terme, il faut garder à l’esprit que ce n’est pas l’intensité de la pratique religieuse qui est déterminante dans le passage à l’acte terroriste. De ce point de vue, l’islam rigoriste n’est donc pas la bonne cible et le concept de « radicalisation » n’indique rien d’utile permettant de cibler le problème et d’arrêter les gens à temps. C’est le désir de violence et de vengeance, dans nos sociétés de plus en plus dérégulées, qui est criminel. Daech arrivait à capter ces gens déséquilibrés en jouant directement sur leurs déséquilibres liés à la virilité et en répondant à leur désir d’héroïsme et de vengeance.

Or, dans tous ces profils, il y a qu’une seule régularité : ces individus cherchent souvent à se mettre en contact avec une mosquée salafiste pour se donner le sentiment d’être un musulman prêt à agir. C’est à ce moment-là qu’ils sont repérables et ne sont plus disséminés dans la nature. Ils sont immédiatement repérés par les salafistes, qui les détestent et ne pensent qu’à les dénoncer. Ce sont donc les seuls informateurs valides, qui pourraient être utilisés. Mais nous ne le faisons pas parce que cela voudrait dire qu’on serait dans le compromis vis-à-vis de l’islam, qu’on « se couche face à l’islam ». En les incriminant, nous avons malheureusement créé les conditions, chez certains salafistes, de penser à la violence. Ça a été désastreux.

Faut-il publier les caricatures ?

Je suis pour leur publication, oui. La liberté d’expression doit être sans limites, sauf lorsqu’elle porte atteinte à l’intégrité physique et morale – les signes nazis, etc. Les caricatures ne sont pas du tout à bannir, d’ailleurs les théologiens rigoureux, et même certains fondamentalistes, disent que ces dessins ne désignent pas le prophète, puisqu’il ne peut pas être représenté. Mais aujourd’hui, nous sommes dans une société en ébullition, où il y a une haine potentielle liée à la frustration, une angoisse insupportable face au vide, face à la mort, à un désir de sécurité absolu impossible à combler. Tout ce qu’on dit, tout ce qu’on fait, peut provoquer des réactions violentes. Nous le voyons également autour du Covid, le moindre débat devient vite violent. Nous sommes donc obligés de faire attention.

L’islamisation reste-t-elle selon vous un mythe, comme vous l’écriviez en 2012 ?

Je le pense, mais c’est un discours qu’on ne peut pas tenir aujourd’hui. Si vous regardez le taux de conversion dans les quartiers populaires, il n’y a pas d’augmentation. Si on entre dans le détail, on observe également une augmentation plus rapide des mouvements néo-évangéliques chrétiens, qui sont tout aussi radicaux du point de vue de la logique sectaire, mais portent un prosélytisme plus actif. Un musulman a-t-il déjà frappé à votre porte pour essayer de vous vendre un coran ? On ne parle toutefois pas des évangélistes, car ils ne posent pas « problème ».

(1) Notamment La guerre des civilisations n’aura pas lieu, coexistence et violence au XXIe siècle(CNRS éditions, 2016). À paraître en janvier 2021 : L’Horreur du vide, critique de la raison industrialiste.

Raphaël Liogier Sociologue et philosophe

Idées
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