Éloge de l’intersectionnalité

Le dernier mot à bannir pour les défenseurs de l’« universalisme français » est en fait bien présent depuis longtemps dans les sciences sociales et chez les intellectuels de gauche, jusqu’à Marx. Par Alain Lipietz

Alain Lipietz  • 25 novembre 2020
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Éloge de l’intersectionnalité
Une manifestation de Black Lives Matter sur Hollywood Boulevard, à Los Angeles, le 14 juin 2020.
© MARIO TAMA / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP

Après « racisé », « islamophobe », « post-colonial », le mot « intersectionnalité » vient de se voir décerner par le gouvernement le bonnet d’âne de l’« islamo-gauchisme ». Et par le plus autorisé : le ministre de l’Éducation nationale ! Ce serait la porte ouverte à l’« essentialisme » et donc au « séparatisme ». Crime des crimes, ce concept serait anglo-saxon. Pourtant, c’est le lointain héritier d’une notion française, à la mode il y a plusieurs décennies : la surdétermination ! Dans les sciences sociales, le terme « intersectionnalité » vise à prendre en compte le fait que les individus sont à l’intersection (au sens de la théorie des ensembles) de plusieurs définitions sociales : femme et immigrée, femme et blanche, petit producteur paysan et intégré par la grande distribution, notable et colonisé, etc.

Bien sûr, le but de Jean-Michel Blanquer est de défendre le célèbre « universalisme français » qui permettait aux hommes blancs de s’exprimer au nom des femmes et des colonisés. Mais la bonne « tenue » de Donald Trump avec ces ouvriers blancs, ces femmes blanches, aussi ces Latinos cathos, et même ces Afro-Américaines qui ont « quand même » voté pour lui montre l’actualité brûlante de cette problématique. Y compris pour la gauche.

La sociologie, qui se développe à partir du XIXe siècle, tend initialement à identifier « appartenance à une classe sociale » (l’une des identités possibles, définie par les rapports de production et de propriété) et « mobilisation conforme aux intérêts de cette classe sociale ». Ce schéma très simple émerge avec Augustin Thierry et il est d’abord théorisé dans les textes de jeunesse de Marx et d’Engels. Cependant, ces derniers mettent en garde : un individu ne se mobilise pas spontanément en conformité avec ses intérêts de classe. Une classe « en soi », définie par sa position dans les rapports économiques, ne se comporte pas toujours conformément à son « essence ».

La Révolution de 1848 et surtout son échec vont servir de banc d’essai : corroboration, infirmation et rectification de cette théorie. C’est la première où s’expriment explicitement des « intérêts de classe », contrairement à la Révolution de 1789, si ce n’est par la loi Le Chapelier, l’opposition entre Babeuf et Robespierre et toutes choses qui ne seront interprétées comme telles qu’après coup. L’analyse de la contre-révolution (de juin 1848 au coup d’État du 2 décembre 1851) fait l’objet de deux livres importants, l’un romanesque, L’Éducation sentimentale de Flaubert, et l’autre théorique, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte de Marx. Ils s’accordent sur la dissolution de l’alliance initiale entre la classe ouvrière et la petite bourgeoisie républicaine, et insistent sur l’instabilité politique de cette dernière mais aussi sur la confusion idéologique des ouvriers. Marx ajoute l’existence d’une autre classe, la petite paysannerie propriétaire : il analyse la victoire de Bonaparte à la première élection présidentielle comme « insurrection de la paysannerie » contre les ouvriers des villes, perçus comme communistes.

Par la suite et jusqu’aux premières décennies du XXe siècle, la sociologie des mouvements sociaux, qu’elle soit militante (Rosa Luxemburg, Grève de masse, parti et syndicat) ou académique (jusqu’à Mancur Olson), en reste à cette problématique. La dissociation possible de l’économique, de l’idéologique et du politique dans le même individu est perçue comme « retard » d’une instance sur l’autre (et non comme des identités multiples) ; la question des alliances, typiquement entre paysannerie exploitée et classe ouvrière, est perçue comme « juxtaposition » de classes différentes, jamais comme « intersection » alors qu’il y a des ouvriers-paysans.

Cependant, la question coloniale, se superposant aux luttes sociales internes, introduit l’idée que la bourgeoisie locale peut être prise dans deux faisceaux de rapports différents, dont les uns l’opposent à la classe ouvrière et à la paysannerie et les autres l’en rapprochent. Par ailleurs Jaurès, dans sa polémique contre Combes sur la laïcité et contre Guesde dans l’affaire Dreyfus (1), manifeste une conscience de la complexité des mobiles.

Dès l’entre-deux-guerres, plusieurs théoriciens commencent à complexifier le lien « être de classe-mobilisation sociale ». C’est le cas de Karl Polanyi, qui souligne les identités multiples : « On peut se mobiliser comme exploité, comme cycliste ou comme amoureux. » Antonio Gramsci, de sa prison, noircit des cahiers de réflexion sur l’échec de 1920-1922 et la victoire du fascisme mussolinien. Il avance pour cela le concept de « bloc social ». Chaque groupe défini par son être social (salarié + du Mezzogiorno + de tel sexe + catholique + …) possède en effet, de par celui-ci, une identité à plusieurs facettes. Ces différentes facettes permettent plusieurs types d’alliance, de bloc, avec d’autres groupes sociaux. La construction d’un bloc social est donc un processus historique permis par la situation objective, mais cristallisé par le travail d’intellectuels (écrivains, presse, enseignants, personnalités locales ou sectorielles) et d’entrepreneurs politiques (« le Prince », le Parti…). Un même individu, étant à l’intersection de plusieurs rapports sociaux (pas seulement économiques), peut se reconnaître et se mobiliser dans plusieurs blocs différents, selon la facette de ses identités qu’il se laisse convaincre de privilégier.

La relecture de Marx en rupture de stalinisme et la découverte de Gramsci sont théorisées dans la France des années 1960 par l’école d’Althusser, avec un rejet explicite de la « coupe d’essence » : l’idée selon laquelle les individus de telle classe, produits de telle époque, pensent et agissent conformément à leur définition historique (sauf « retards de la conscience »). On prône une analyse de la société comme « tout complexe surdéterminé à dominante », c’est-à-dire que chaque relation sociale surdétermine, modifie les autres, mais il y en a une qui domine (la structure des rapports capitalistes, en l’occurrence). Poulantzas montre que sur la base de cette structure complexe peut s’édifier un « bloc social » hiérarchisé (avec une fraction de classe dominante) pouvant prétendre à l’hégémonie : présenter ses intérêts comme ceux du peuple tout entier. Par exemple : les petits paysans peuvent se sentir à la fois travailleurs exploités, petits entrepreneurs, petits propriétaires, voire minorité régionale opprimée par Paris. Ils peuvent ainsi être arrimés à plusieurs blocs sociaux différents : réactionnaire, modernisateur, écosocialiste, etc. (2).

Évidemment, le problème est « jusqu’à quel point la dominance » dans la surdétermination. Les mouvements sociaux post-1968 vont se partager entre ceux qui insistent sur la « complexité », la multiplicité des rapports sociaux, et donc la multiplicité des mouvements sociaux qu’ils engendrent, et leur autonomie (par exemple : féminisme et mouvement ouvrier) et, à l’autre extrême, ceux qui insistent sur la « dominance » et considèrent que le féminisme et l’écologie sont des « fronts secondaires » de la mobilisation anticapitaliste.

La seconde position tend à freiner les nouveaux mouvements sociaux, à les subordonner à la « contradiction principale » capital/travail, la première à les juxtaposer comme un « arc-en-ciel » sans chercher d’unité plus organique. Dans l’atmosphère optimiste des années 1970, cela n’a guère d’importance car on a confiance dans le fait qu’ils finiront par converger : on ne doute pas que « les jeunes, les femmes, les immigrés » se « condensent » dans un mouvement progressiste ! Mais progressivement on prend conscience que les intersections (par exemple : femme et racisée) peuvent aussi déboucher sur des tensions difficilement réductibles (opposer le féminisme et le combat antiraciste : caricaturalement Ni pute ni soumise contre Parti indigéniste). Et vite se développe chez les dominants l’art d’attiser une mobilisation contre l’autre (« Les musulmans sont sexistes et homophobes ! »). Donald Trump a ainsi excellé à construire un bloc « anti-élite » mais favorable au grand capital, en y arrimant les rancœurs des « petits Blancs » contre les racisés, contre les éduqués, etc.

Les études intersectionnalistes tentent précisément de mieux comprendre ces situations complexes, surdéterminées parfois en « condensation », parfois en « blocage » (pour reprendre la terminologie des années 1970), et d’éviter le simplisme… « essentialiste ». Des leaders comme Cori Bush, en « cochant toutes les cases » que celle-ci a énumérées dans son discours bouleversant (afro-américaine, mère célibataire, infirmière…), ont pu entraîner des majorités nouvelles à changer le monde (3). Mais on comprend aussi que, malgré le sexisme affiché par Trump, il se trouve des femmes blanches pour voter Trump.

Les critiques du ministre de l’Éducation (sic), en reprochant aux études intersectionnelles de favoriser l’« essentialisme » (de quelle essence au juste, puisque les individus s’y trouvent pris à l’« intersection » de plusieurs rapports sociaux différents ?), sont donc parfaitement à côté de la plaque. Mais il a raison d’en avoir peur : ces études, en nous révélant nos forces et nos faiblesses, nous aident à nous unifier contre « eux ».

(1) Après des errements « essentialistes » initiaux. Voir « L’engagement de Jaurès dans l’Affaire Dreyfus », Madeleine Rebérioux, www.jaures.eu

(2) Lire, sur la crise des bonnets rouges, « Gramsci et la Bretagne », Politis n° 1285 du 9 janvier 2014, ou lipietz.net/Gramsci-et-la-Bretagne

(3) « Aux États-Unis, Cori Bush, une vie de lutte et de renaissance », Stéphanie Le Bars, Le Monde, 12 novembre 2020.

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