L’hommage à Samuel Paty gâché par Blanquer

Les profs ont très mal vécu les injonctions contradictoires du ministre pour saluer la mémoire de Samuel Paty.

Oriane Mollaret  • 4 novembre 2020 abonné·es
L’hommage à Samuel Paty gâché par Blanquer
© Xosé Bouzas / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Cette rentrée de la Toussaint s’est déroulée dans un climat particulièrement anxiogène. Le premier soir des vacances scolaires avait été marqué par la décapitation de Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie, devant son collège des Yvelines. Depuis, des actes de violence se sont succédé dans le pays. Le 29 octobre, trois fidèles ont été assassinés lors d’une attaque au couteau dans la basilique Notre-Dame de l’Assomption, à Nice. Quelques heures plus tard, à Avignon, un homme était abattu par la police alors qu’il brandissait une arme à feu en pleine rue. Le même jour, à Lyon cette fois-ci, un individu était interpellé en possession d’un couteau d’une taille respectable à un arrêt de tramway. Deux jours plus tard, toujours à Lyon, un prêtre orthodoxe était gravement blessé par balles devant son église.

Le week-end a été marqué par les spéculations de tous ordres sur les motivations islamistes, identitaires ou les causes psychiatriques de ces différentes attaques. Sans oublier les injonctions ministérielles contradictoires concernant l’hommage à Samuel Paty prévu ce lundi 2 novembre, décalé, annulé puis laissé au bon vouloir des professeur·es.

Le corpus qui devait initialement être lu, constitué de classiques de la littérature française, a finalement été réduit à la portion congrue : une version tronquée par le ministère de la « Lettre aux instituteurs et institutrices » de Jean Jaurès. Ballotté·es au milieu de tout ça, les enseignant·es ont repris tant bien que mal le chemin de l’école. Trois profs et un surveillant de la banlieue lyonnaise témoignent.

« Jean Jaurès était contre la guerre »

**Augustin*** professeur d’histoire-géographie dans un lycée de Saint-Priest

« C’était important de faire quelque chose, mais la solennité de la chose a été bafouée et c’en est devenu ridicule. Quand j’ai vu que la « Lettre aux instituteurs et institutrices » de Jean Jaurès avait été tronquée, ça m’a mis hors de moi. J’ai lu la version originale. Jean Jaurès était contre la guerre, il aurait fait de la taule en 1914-1918 s’il n’avait pas été assassiné avant. C’est encore une manière de prendre appui sur un gars qui partage zéro valeur avec le gouvernement actuel pour se la jouer humaniste. Il y a une révision constante de l’histoire de la part du gouvernement pour en faire un roman national. L’islamophobie, par contre, on n’en parle pas.

Cette violence ne sort pas de nulle part. Quand on a des discours haineux qui font croire aux musulmans qu’ils n’ont pas de place dans ce pays, ça fait forcément des passages à l’acte. Il faut aborder le sujet en cours, mais c’est compliqué, on n’est pas formés pour parler de ça. J’ai travaillé sur la radicalisation et le conspirationnisme, donc personnellement ça va. J’essaie de créer un cadre dans lequel les élèves peuvent s’exprimer plutôt que de garder leurs réflexions pour eux et de risquer de passer à l’acte. Si j’avais pu dire ce que je voulais pour cet hommage, je leur aurais dit qu’ils ont le droit d’être en colère et de ressentir de l’injustice. Que, quelles que soient leurs origines ou leurs croyances, ils sont aussi légitimes que les autres dans la nation française. Que la nation française, ce ne sont pas des valeurs à cocher mais une élaboration commune dans laquelle l’école joue un rôle important. »

« Les élèves ont été hyper réceptifs »

**Younes*** surveillant dans un collège de Vénissieux

« J’ai vraiment eu un sentiment de pagaille totale, d’une institution qui ne sait pas faire face. Je pense que c’était important d’organiser un hommage, dans la mesure où ça s’est passé dans un collège, mais ça aurait dû être mieux pensé. Dans mon collège, ça s’est super bien passé, les élèves étaient hyper réceptifs, aucun n’a refusé de faire l’hommage. Pourtant, le texte choisi n’était pas du tout pertinent, il n’était pas compréhensible par les élèves. J’aurais aimé leur dire qu’on a le droit de penser ce qu’on veut, que c’est OK de faire des caricatures ou non, mais qu’en revanche cet acte est intolérable.

Ce n’est même pas la question de la violence, on vit dans une société qui est violente. C’est aussi intolérable parce que l’islam ne dit pas qu’il faut décapiter des gens. Pour moi, il y a un discours simple qui est de dire que l’islam ne prône pas la violence. C’est l’acte d’un homme qui est pris dans un réseau de pensée, d’idéologie politique et non religieuse. Comme ce sont des élèves qui sont majoritairement musulmans, qui vivent leur religion de manière très sereine, dire que cet acte a un lien avec leur religion, ça vient les heurter directement. Dire que c’est politique, ça replace la problématique. »

« Le ministère s’est dédouané »

Julien professeur de lettres dans un collège de Villeurbanne

« Quand j’ai appris l’assassinat de Samuel Paty, j’ai été affligé tout le week-end. Les semaines précédentes, avec mes troisièmes, on avait fait une séquence sur un auteur franco-irakien et la guerre en Irak. On avait parlé de la dictature de Saddam Hussein, de la montée de l’extrémisme religieux, de la naissance de l’État islamique… Ça aurait pu être mille fois moi. J’attendais l’hommage avec la boule au ventre. J’avais peur de ce qu’on allait faire porter aux enfants comme responsabilité morale indirecte, que ces gamins d’origine arabe mais nés en France soient encore plus stigmatisés. J’entends beaucoup d’amalgames entre les Arabes, les musulmans, les terroristes… Il y a également une hystérie collective autour de l’islam. Les enfants m’ont dit qu’ils avaient peur que les gens généralisent, qu’on les regarde différemment.

L’hommage a été un peu expédié, car le ministère s’est dédouané de toute responsabilité. Tout a été laissé à la charge des profs. Le matin même, à 9 heures, on a reçu un e-mail de Jean-Michel Blanquer intitulé « L’école de la confiance ». C’était tellement méprisant… Depuis, des gens disent « je suis prof » comme ils disaient « je suis Charlie ». Mais non, ils ne sont rien du tout. Ils ne connaissent rien de la réalité de notre métier. On a eu du prof bashing pendant des années. Il faut qu’un prof se fasse égorger pour que tout le monde lève le poing et crie ? »

« La Lettre de Jaurès ne correspondait pas à la situation »

**Marion*** professeure d’histoire-géographie dans un lycée de Vénissieux

« Dans mon lycée, le proviseur a refusé de maintenir le temps de concertation entre profs avant l’hommage. Alors je me suis mise en grève. Je suis prof d’histoire-géo : les questions sur le terrorisme, ça ne me fait pas peur. Mais je refuse d’obéir à cet enchaînement de directives sans sens. Un hommage imposé, ce n’est pas un hommage. Le fait de me mettre en grève m’a permis de laisser partir les élèves qui le souhaitaient. Il ne restait que ceux qui voulaient assister à l’hommage.

Le proviseur a lu la « Lettre aux instituteurs et institutrices » de Jean Jaurès et on a observé une minute de silence. Ça sert à quoi de lire ça aux élèves ? J’ai du mal à comprendre : cette lettre ne correspondait pas à la situation. Elle parle du rôle des instits dans la nation, alors que les élèves ont des questions sur la liberté d’expression, le vivre-ensemble et le terrorisme. En outre, le texte a été tronqué, et les coupes sont révélatrices. Dans un passage supprimé, Jean Jaurès parle de l’importance de la liberté pédagogique et critique le certificat d’études et les évaluations permanentes. Aujourd’hui, le ministère fait la chasse aux instits qui ont refusé de faire les évaluations nationales… Je pense que Jean-Michel Blanquer a choisi ce texte parce que Jean Jaurès était un homme de gauche. Il a dû se dire que ça allait parler au cœur de gauche des profs et ancrer cette idée qu’ils et elles sont au cœur de la nation. Alors que ce que nous voulons, c’est un vrai protocole sanitaire ! »

  • Les prénoms ont été modifiés.

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