Philippe Jaworski : « Orwell n’est pas seulement l’auteur de 1984 »

L’écrivain britannique fait son entrée dans la Pléiade. Philippe Jaworski, qui en a dirigé l’édition, veut mettre en lumière la complexité de cet intellectuel trop souvent réduit à son engagement antistalinien.

Olivier Doubre  • 11 novembre 2020 abonné·es
Philippe Jaworski : « Orwell n’est pas seulement l’auteur de 1984 »
© Ann Ronan Picture Library/AFP

Dans un magnifique petit essai de 1946 intitulé Pourquoi j’écris, George Orwell expliquait : « Tout ce que j’ai écrit d’important depuis 1936, chaque mot, chaque ligne, a été écrit, directement ou indirectement, contre le totalitarisme et pour le socialisme démocratique. » Pourtant, celui qui fut trop souvent réduit à son tout dernier roman, 1984, décrivant une société de surveillance totalitaire, métaphore du stalinisme bureaucratique, n’a cessé d’être l’objet de tentatives de récupérations réactionnaires. Mais aussi d’une bonne part de la gauche non communiste européenne, du fait de son antisoviétisme farouche. Car au cours de la guerre civile espagnole, Orwell, qui s’engagea dans les Brigades internationales au sein des unités combattantes du Parti ouvrier d’unification marxiste (Poum), dissident des anarchistes, des socialistes et du PCE, fut témoin du rôle des staliniens exécutant d’autres militants au sein même du camp républicain. Et comprit alors les ressorts implacables du totalitarisme soviétique.

Comme le décrit son ami et biographe (libertaire) canadien George Woodcock (1), Orwell fut, dès sa disparition en 1950, l’objet d’une admiration sans borne « des conservateurs et des défenseurs de la libre entreprise de tous acabits », mais aussi, « à l’extrémité gauche », de certains cercles anarchistes, trotskistes ou socialistes. Et sa « complexité protéiforme », preuve d’une pensée « non systématique », en fait « le dernier héritier d’une lignée de penseurs radicaux individualistes du XIXe siècle », comme Hazlitt, Cobbett ou Dickens…

Les écrits de George Orwell ont souvent été au cœur des grandes polémiques du siècle dernier. En France, il a été mis en avant par une partie de l’intelligentsia dite « antitotalitaire » et par la droite au nom de l’anticommunisme. Aviez-vous l’objectif, en construisant ce volume de la Pléiade, de ne plus le présenter comme seulement l’auteur « antitotalitaire » de 1984, son livre le plus célèbre ?

Philippe Jaworski : J’avais un objectif d’ensemble, en effet, qui explique le choix des œuvres sélectionnées dans ce volume (car il y en a beaucoup d’autres), même s’il était évidemment quasi impossible de ne pas y inclure 1984, La Ferme des animaux ou Hommage à la Catalogne. La question était plutôt de savoir par quoi l’on devait compléter ces œuvres presque obligées. J’assume d’ailleurs totalement les choix opérés, qui ont un sens certain et dessinent une certaine cohérence, en montrant un itinéraire, le parcours d’un écrivain, ses prises de conscience politique successives, ses expériences et ses engagements. Ceux-ci ont pris des formes écrites assez variées : Orwell s’est livré à un peu tous les genres, du reportage au roman, de l’essai politique au texte autobiographique.

Notre projet était multiple. D’une part, montrer qu’Orwell n’est pas simplement l’auteur de 1984 : il est terriblement réducteur de penser qu’il n’aurait écrit que ce roman, avec éventuellement La Ferme des animaux. Ces deux livres arrivent en toute fin de carrière et tout ce qui précède, parfois plus de quinze ans avant leur écriture, permet de mieux comprendre et d’éclairer les significations de ces deux textes, qui ne sauraient proposer toutes les réponses aux questions que se pose leur auteur.

D’autre part, il y avait un objectif très important pour moi en tant qu’angliciste : montrer aux lecteurs que les racines profondes de la littérature d’Orwell plongent dans la culture anglaise. Car, si Orwell a subi plusieurs tentatives d’instrumentalisation ou de récupération, il fut un moment, en France, élevé quasiment au rang de « saint patron » des intellectuels de gauche (non communiste). On pouvait bien sûr faire cette lecture : il est incontestable qu’Orwell n’a jamais dissimulé, mieux, a toujours affirmé, jusqu’à sa mort, ses convictions à gauche. Mais je voulais insister sur la grande différence de la signification des termes. Je pense que l’intellectuel anglais n’a pas grand-chose à voir avec la figure de l’intellectuel français, et la gauche anglaise est assez différente de la gauche française. Il s’agissait donc de ne pas céder à de supposées équivalences, trop simplistes et, de fait, inexactes.

À quelles racines anglaises pensez-vous concernant Orwell ?

Elles plongent, selon moi, dans la Révolution anglaise, si mal connue en France, qui est très antérieure à la Révolution française et n’avait pas tout à fait les mêmes idéaux. Car, dans cette grande tradition de protestation puritaine contre les abus du pouvoir politique et religieux, Orwell a privilégié un genre bien particulier (qui fut sans doute son genre idéal ou favori) : le pamphlet. Je crois qu’Orwell est un grand pamphlétaire – avant sans doute d’être un grand romancier –, et peut-être le plus grand pamphlétaire anglais du XXe siècle. Tous ses textes en effet, tous genres confondus, sont animés de l’esprit du pamphlétaire, c’est-à-dire quelqu’un qui va se scandaliser immédiatement sur un sujet violant sa conscience la plus intime et ses principes fondamentaux, qui réagit à chaud, violemment, en s’adressant à son lecteur pour essayer de le secouer. Il a une volonté d’efficacité presque immédiate, en s’autorisant toutes sortes de moyens.

Le pamphlétaire n’est pas quelqu’un qui réfléchit longuement avant de prendre la plume ; c’est au contraire quelqu’un qui s’exprime avec sa colère, ses partis pris, sa subjectivité. C’est un cri ! C’est une dénonciation violente où l’on trouve un peu de tout, avec des vérités, des silences, voire des omissions. Mais, ce qui compte, c’est le ton du pamphlétaire, brusquant son lecteur, que l’on retrouve un peu partout dans l’œuvre, même si cela ne s’inscrit pas dans un texte supposé être un pamphlet à proprement parler. Or ce ton du pamphlétaire est partout, y compris dans 1984, même si cela ne ressemble pas toujours à la forme d’un pamphlet classique.

Telle était donc la double visée de ce volume : inviter le lecteur à tout relire – sans se limiter à 1984 ou à La Ferme des animaux – et à ne pas oublier qu’Orwell appartient à une culture bien particulière, souvent mal connue en France, qui est la culture anglaise.

Vous soulignez en effet dans votre préface combien Orwell se caractérise par un certain pragmatisme ou un empirisme très britannique…

Absolument. C’est un des éléments qui le différencient certainement de l’intellectuel « à la française », qui a tendance à aller tout de suite aux idées, aux abstractions ou aux grandes théories. Il y a une lecture comparée que l’on peut faire et qui est fort instructive sur ce point. Orwell a publié en 1946 un bref essai qui s’intitule Pourquoi j’écris (que nous avons retenu dans notre volume), où il met en avant d’ailleurs son caractère de pamphlétaire ; la même année, Sartre publie Qu’est-ce que la littérature ? et Pourquoi écrire. Par leurs manières de traiter du même sujet (de la place de l’écrivain dans le monde, de sa responsabilité et de son rôle social), on saisit bien le gouffre entre les deux auteurs et entre les deux types d’intellectuels.

Rappelons que Jean-Paul Sartre représente en quelque sorte l’archétype de l’intellectuel français, surtout à cette époque, et il va tout de suite prétendre à l’universel, aux grandes idées. De son côté, Orwell parle de son expérience concrète, pratique en somme, des situations concrètes qu’il décrit et analyse : on retrouve bien ici la tradition de l’empirisme anglais qui va essayer de tirer une idée de sa rencontre avec l’expérience. Mais cette rencontre se fait, chez Orwell, sur le mode de l’appréhension par les sens, en soulignant l’importance de l’émotion première, du sentiment premier, et non pas en partant d’une idée abstraite.

Orwell est aujourd’hui mondialement célèbre pour son roman 1984, qui dénonce une société de surveillance extrême, évoquant évidemment celle du stalinisme bureaucratique et totalitaire. Or ce roman semble avoir eu une sorte de deuxième vie, ou une deuxième réception, de par son titre qui renvoie à la fin de la guerre froide, juste avant l’arrivée de Gorbatchev. Le hasard de ce titre-date n’a-t-il pas été la cause d’une récupération uniquement antitotalitaire, voire droitière, d’Orwell, gommant ses engagements en faveur d’un socialisme démocratique, voire libertaire ?

C’est là une question aussi passionnante qu’extrêmement complexe. Tout d’abord, il est vrai que l’année 1984 a été marquée, en particulier en Angleterre et aux États-Unis, par une floraison de publications autour du roman. Il y a eu ainsi une « édition 1984 » critique de 1984 ! Et une multitude d’ouvrages, biographiques et autres, sur Orwell. La coïncidence avec les années Reagan, c’est-à-dire les années conservatrices dans le monde anglo-saxon, fait évidemment écho au déclin des idéologies qui ont animé une grande partie du XXe siècle. On a, bien plus encore avec la fin de la guerre froide et la chute du mur de Berlin, rompu assez brutalement avec ces rhétoriques idéologiques. On a cessé de pouvoir se raccrocher à ce type de récit ou d’analyse des sociétés contemporaines : certains discours, soudain, ne pouvaient plus raisonnablement être tenus. Or je crois qu’une des raisons de la gloire d’Orwell est due à cette situation de déboussolement, de difficulté à trouver des repères dans un monde dans lequel les certitudes qui avaient cimenté tout le monde occidental depuis au moins le début du XXe siècle ont été battues en brèche ou sont arrivées en bout de course. On ne pouvait plus se raccrocher au capitalisme, au communisme, ni même au tiers-mondisme.

Avec sa liberté, mais aussi sa diversité qui fait sa difficulté à le récupérer, Orwell ne saurait être classé comme un pur socialiste, ni même un anarchiste pur et dur : sa complexité provient de son attachement aux traditions de cet « homme ordinaire », du peuple, de la rue, qu’il met sans cesse en valeur avec la décence qui caractérise celui-ci… Cette indépendance, ce côté « irrécupérable » ont offert à un certain moment une sorte de bouée de sauvetage à une bonne partie de l’intelligentsia. À gauche comme à droite, en effet. Son côté anticommuniste – farouche – a évidemment permis à la droite de vouloir le récupérer, mais son engagement antistalinien a fait que la gauche non stalinienne a pu en faire l’un de ses auteurs phares. Beaucoup y ont donc trouvé leur compte et il a été mis un peu à toutes les sauces. C’est pourquoi il nous a paru important d’amener les gens à le relire, car Orwell ne dit quand même pas tout et son contraire. Et il a toujours affirmé un socialisme inséparable d’un attachement à la démocratie, très britannique là aussi.

(1) Sa remarquable biographie, Orwell à sa guise. La vie et l’œuvre d’un esprit libre, vient de paraître, traduite par Nicolas Calvé (Lux, 424 pages, 20 euros). Signalons également la réédition de la biographie de référence de Bernard Crick [1980], traduite par Stéphanie Carretero et Frédéric Joly (Flammarion, 720 pages, 29 euros).

Œuvres, George Orwell, sous la direction de Philippe Jaworski, avec Véronique Béghain, Marc Chénetier et Patrice Repusseau, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1 664 pages, 72 euros (66 euros, jusqu’au 31 mars 2021).

Idées
Temps de lecture : 10 minutes

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