USA : « Jamais ce pays n’a été aussi divisé »

Selon Sylvain Cypel, la mission réconciliatrice de Biden s’annonce compliquée dans un pays en proie à une crise morale et politique profonde exacerbée par quatre ans de trumpisme.

Patrick Piro  • 11 novembre 2020 abonné·es
USA : « Jamais ce pays n’a été aussi divisé »
Des supporters de Donald Trump manifestent pour le recomptage des votes, le 7 novembre à Salem, capitale de l’État de l’Oregon.
© Nathan Howard / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / Getty Images via AFP

Sylvain Cypel, journaliste, est un observateur assidu de la société et de la politique des États-Unis, où il a été correspondant pour le quotidien Le Monde de 2007 à 2013. Il est notamment l’auteur d’Un Nouveau rêve américain, la fin de l’Amérique blanche (Autrement, 2015) et de Liberty (Don Quichotte, 2016) sur les enjeux de l’immigration états-unienne. Il analyse la fracture sociale qui coupe le pays en deux, et que Trump a exacerbée au point que l’hypothèse d’une guerre civile agite certains cerveaux.

Présidentielle, Chambre, Sénat : lors de ces élections, les sondages ont encore surestimé l’avance démocrate, de manière certes moins flagrante qu’en 2016. Comment l’expliquer ?

Sylvain Cypel : Certains commentateurs prédisaient même un tsunami en faveur des démocrates ! Une fois de plus, très peu d’instituts de sondage se sont approchés du résultat réel. Ce qui rappelle ce que nous avons connu en France avec le Front national : au début de son essor, les enquêtes d’opinion sous-estimaient fortement sa popularité. Aux États-Unis, on constate que les divers correctifs appliqués pour « redresser » les sondages, technique classique pour corriger leurs biais, sont faussés par une mauvaise connaissance de ce public, qui leur échappe. Les pro-Trump détestent ces instituts, ils leur vouent une défiance insondable. Leur président considérait tous les sondages qui lui étaient défavorables comme truqués.

La solidité du camp pro-Trump n’en finit pas d’étonner en France. Quel en est le ressort ?

J’y vois deux explications qui se rejoignent, l’une sociale et l’autre ethno-raciale. Que ce soit en 2016 ou en 2020, le slogan de Trump c’était « Make America great again » – rendons sa grandeur à l’Amérique. Il s’adressait aux ouvriers blancs et à leurs enfants qui ont la nostalgie d’une époque où leur classe était bénéficiaire de l’immense puissance industrielle des États-Unis. Dans la Rust Belt, cette « ceinture de la rouille » qui désigne les États des Grands lacs qui concentraient ces industries aujourd’hui à l’arrêt, ces enfants racontent que leur père, contremaître dans le secteur de l’automobile, parvenait à faire vivre correctement sa famille, femme et deux enfants, avec son seul salaire. Aujourd’hui, avec deux salaires et un unique enfant, ils n’arrivent pas à joindre les deux bouts. Ces personnes, qui ressentent un profond sentiment de déclassement, restent perméables aux promesses de Trump de ressusciter l’aisance du monde d’antan.

Il prétend avoir réussi, sur le plan du redressement économique…

Voilà bien l’un des exploits de sa rhétorique : avoir convaincu de sa réussite économique. Or, les chiffres montrent… le contraire ! En proportion, il y a moins de personnes en emploi qu’avant la crise des « subprimes » de 2007. Il n’y aurait que 4 % de chômeurs, mais beaucoup de personnes, de plus en plus nombreuses, sont sorties des radars statistiques parce qu’elles sont sorties du système, invisibilisées en perdant travail, puis maison, voiture, etc. Par ailleurs, le calcul de la richesse des États-Unis induit une illusion. Il se fonde principalement sur les résultats de la finance, dont une grande partie s’échappe vers des paradis fiscaux. Les petites gens acceptent le paradoxe de cette représentation d’un pays qui irait « mieux », alors que pour elles, « ça n’a pas changé ».

Et qu’en est-il de la motivation ethno-raciale de l’adhésion à Trump ?

Il faut mesurer le bouleversement sidérant qu’a connu la société états-unienne en cinquante ans. Entre 1965 et 2015, les lois migratoires ont ouvert les portes du pays à plus de 60 millions de personnes, dont moins de 10 % se déclarent « white only » – blanche, sans métissage. Les Hispaniques sont arrivés en nombre, et depuis 2012 les Asiatiques forment le gros des contingents de migrants. Aujourd’hui, quand on est un ouvrier blanc déclassé, on peut accuser le système économique… ou bien les immigrés : c’est ce dernier levier qu’a actionné Trump. Dès son élection, il qualifiait les immigrants hispaniques de criminels et de trafiquants, et il n’a eu de cesse que de vouloir les mettre dehors. En 2020, il a joué sur les mêmes ressorts.

Pourtant, Trump recueille de nombreuses voix chez les Latinos…

On a beaucoup entendu que les Hispanophones auraient plus voté Trump qu’en 2016. C’est une affirmation hâtive. C’est vrai principalement au sud du Texas et en Floride, mais pas en Arizona, où, pour la première fois depuis 1952, les Républicains sont en voie d’être battus, ainsi que dans le Nevada, à Chicago, à New York, etc. Je suis convaincu que l’analyse détaillée des votes montrera qu’environ les deux tiers de cet électorat ont voté démocrate, comme classiquement.

Près de 95 % des 376 comtés les plus touchés par le Covid ont placé Trump en tête, et plus largement qu’ailleurs en moyenne. Pourquoi la chaotique gestion fédérale de la crise sanitaire ne semble pas avoir été sanctionnée par son électorat ?

Quand je suis arrivé aux États-Unis en 2007, je me suis rendu compte que les petites gens professaient deux types de réaction face à la crise des subprimes. D’un côté, ils professaient cette confiance très forte dans la capacité du pays à refuser la soumission à l’adversité : « Nous sommes les États-Unis, nous nous en sortirons. » Et par ailleurs, il y a aussi le sentiment très ancré que chacun est responsable de sa destinée. Quand on devient riche, c’est qu’on l’a mérité. Et inversement, subir le Covid-19 et la crise économique, c’est un peu l’affaire de chacun. Je me rappelle les propos d’un chômeur qui venait d’être licencié d’une grande entreprise de télécommunications, et qui se retrouvait de fait dépourvu d’assurance-maladie. Pourtant, il manifestait à l’époque contre le système de sécurité sociale qu’Obama proposait, l’Obamacare. Son explication : « Je ne veux pas partager. Partager, c’est socialiste. Si je veux une assurance, je dois être en mesure de me la payer moi-même. »

La société états-unienne risque de ressortir durablement fracturée de cette élection hors norme. Le président élu est-il en mesure de la réconcilier, une priorité comme il l’a annoncé ?

Il y a aujourd’hui aux États-Unis deux pays plus séparés que jamais par un fossé idéologique. D’un côté, les « victimaires », qui vivent l’époque comme un déclassement historique. Et de l’autre, les « modernes », en quête d’une « mondialisation heureuse », où l’on trouve les jeunes les plus éduqués, cette gauche démocrate qui soutient Bernie Sanders. On y est très ouvert à l’intégration des immigrés, considérée comme une chance pour le pays. Que Biden veuille réconcilier ces deux pays, c’est méritoire, mais on ne voit pas très bien comment. La base démocrate ne le veut pas, et la base républicaine encore moins, dont une part notable va vivre avec un sentiment durable de spoliation, réellement convaincue qu’on leur a volé le scrutin. Jamais à l’occasion de ces élections je n’ai vu autant d’articles et d’éditoriaux évoquant la guerre civile. Jamais le pays n’était apparu aussi fortement scindé…

Les questions raciales ont scandé les derniers mois de campagne. Pourraient-elles s’apaiser avec la présidence Biden ?

Les États-Unis traversent une crise morale et politique profonde. Près de soixante-dix ans après le début du démantèlement de la ségrégation, des jeunes Noirs meurent encore entre les mains de la police. La question raciale est récurrente dans ce pays. La capacité de Biden à résoudre ce dilemme va dépendre pour beaucoup de la composition finale du Sénat, dont le poids politique est déterminant sur la politique intérieure et extérieure. Pour que cette chambre haute bascule dans le camp démocrate, il faudra qu’il remporte les deux derniers sièges à pourvoir, en Géorgie, lors du scrutin de janvier. Les chances sont faibles.

Pendant quatre ans, Trump a sapé par ses mensonges la démocratie de son pays. Y a-t-il un risque que les Républicains s’ancrent dans sa ligne autoritaire ?

Quand Trump a été élu, on entendait « pas de panique, le système états-unien est suffisamment solide face au péril ». En à peine quatre ans, il a démontré le contraire, même s’il a en partie échoué dans son projet de détruire l’Obamacare ou de bloquer l’immigration. Il a profondément modifié la composition de la Cour suprême en sa faveur, il a nommé plus d’une centaine de juges fédéraux souvent très réactionnaires, etc. Il faut se représenter l’arc républicain qui l’a soutenu. En France, c’est comme s’il allait de la droite du Rassemblement national jusqu’au MoDem de Bayrou ! Si les Républicains sont divisés sur la question sociale, certains jugeant qu’il faut évoluer pour accompagner une démographie qui ne leur est pas favorable, d’autres jugent au contraire qu’il faut être intransigeant avec Biden. Aussi la probabilité pour qu’ils se rallient un tant soit peu au nouveau Président est minime, même s’il est un homme de compromis. Et Trump, même battu, n’en a pas perdu son influence dans le parti. Je pense même que la proportion de ses partisans est supérieure à celle qu’elle était il y a quatre ans. En dirigeant fort, il est apparu pour beaucoup comme une sorte d’idéal. Et chaque fois qu’il a été en difficulté, lors de son mandat, il a donné des gages à son électorat.

Sylvain Cypel Journaliste, ex-correspondant du Monde aux États-Unis.

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