Coopérer : une bataille culturelle

Être autonome, faire confiance, s’écouter… Cela s’apprend. À l’échelle d’un groupe ou grâce aux pédagogies alternatives, de nombreux efforts sont déployés pour façonner une culture de la coopération. Mais les obstacles sont nombreux.

Erwan Manac'h  • 16 décembre 2020 abonné·es
Coopérer : une bataille culturelle
L’école Freinet de Vence, avec le portrait du pédagogue.
© Frédéric Pasquini/AFP

Comment transmettre un esprit coopératif, inculquer l’art de décider et d’agir « en commun », apprendre à gérer les conflits de manière vertueuse ? Les réponses à ces questions sont nombreuses et déjà anciennes, même si leurs colporteur·trices sont habitué·es à les voir ressurgir sous des formes nouvelles.

Dès le plus jeune âge…

C’est notamment le constat de départ des pédagogies alternatives, et tout particulièrement des « techniques Freinet ». « Prendre la parole, être citoyen, ça ne s’apprend pas dans les livres, c’est en président un conseil des élèves et en prenant la parole devant ses camarades que l’on s’y forme », assure Agnès Joyeux, de l’Institut coopératif de l’école moderne (Icem). Cela nécessite de rompre avec certaines pratiques dominantes, qui inscrivent au cœur de l’apprentissage la culture de la compétition et de la comparaison, réprouvent l’échec et se méfient de l’expérimentation.

Des expériences abouties ont été conduites, notamment durant les années 1970 et après. Faute de soutien public et de forces vives suffisantes pour amplifier l’action des pionniers, le mouvement Freinet, qui s’est toujours refusé à ouvrir des écoles dans le privé pour ne pas tomber dans une forme d’élitisme, accuse aujourd’hui le coup. On compte 10 écoles entièrement -Freinet en France, toutes publiques, donc, et quelque 3 000 enseignants qui s’essayent à cette méthode dans leur classe, rapporte Agnès Joyeux. Son association a perdu un tiers de ses subventions l’an dernier, comme plusieurs autres consacrées aux pédagogies alternatives. Pourtant, les formations ne désemplissent pas. « Après quelques années d’exercice, les enseignants s’aperçoivent que les choses ne fonctionnent pas correctement. Beaucoup cherchent donc à se former à la pédagogie Freinet ou trouvent refuge en maternelle, où les choses sont moins figées », rapporte Agnès Joyeux.

Autour d’anciens instits du quartier de la Villeneuve, à Grenoble, qui fut des années 1970 à 1990 un laboratoire de la pédagogie Freinet, un appel pour une « École en commun » a été lancé au printemps pour tenter de mobiliser contre les freins qui fragilisent ces alternatives (1). « Au ministère, nous ne rencontrons pas d’opposition intellectuelle formelle, analyse Karine Ennifer, initiatrice de l’appel. Mais l’Éducation nationale est une institution extrêmement centralisée, descendante, hiérarchique et autoritaire, ce qui n’est pas compatible avec une volonté coopérative. » Le groupe défend donc l’idée d’une « autonomie de fonctionnement » des écoles, dans un cadre national unifié mais offrant une véritable responsabilité pédagogique pour les enseignants qui voient les choses différemment.

… et tout au long de la vie

La « capacitation » est également une des ambitions, depuis plus de deux siècles, de l’éducation populaire et de nombreuses associations revendiquant ou non cette filiation.Cela passe notamment par des formations ou des stages permettant d’apprendre à décider collectivement. « Il faut qu’il y ait une maturité coopérative au sein du groupe. C’est comme un muscle, cela nécessite de s’entraîner », expliquent -Mélanie Lacayrouze et Lilian Ricaud, créateur·trices du jeu Métacartes, qui panache différentes méthodes coopératives. Former, épauler, outiller est d’ailleurs l’unique ambition que se donne le mouvement des communs : « Nous ne cherchons pas à produire des biens communs, mais à permettre à ceux qui le souhaitent de “faire ensemble” », résume Frédéric Sultan, de Remix the commons.

Paradoxalement, ces mouvements observent avec beaucoup de vigilance l’apparition un peu partout de discours prônant la coopération. L’éducation populaire fait face à un double risque : la récupération et une institutionnalisation susceptible de la rendre dépendante des financements publics distribués par « projets », avec des objectifs prescrits et un cahier des charges rendant impossibles l’incertitude, l’expérimentation et l’esprit subversif. Pour se démarquer de cette tendance, une partie du mouvement se fait désormais appeler « éducation populaire politique ».

« Le but du mouvement est de chercher comment, partout, “faire démocratie”. C’est une vision politique qui se confronte à des intérêts divergents, pas une simple volonté de “vendre” un projet à un financeur, explique Audrey Pinorini, de l’association l’Orage. Nous ne sommes pas là pour faire du loisir ou du service public par cher. » C’est d’ailleurs pour les mêmes raisons qu’à partir des années 1970 le mot « solidaire » a été accolé à « l’économie sociale », comme pour marquer une distance avec la neutralité gestionnaire représentée par l’économie de marché. Tout est donc affaire de cohérence.

Moments émancipateurs

Pour forger une culture,il faut aussi compter sur la puissance des « moments politiques ». À croire certains travaux de recherche, c’est ce qui est en train de se passer à travers le mouvement des places et dans les ZAD. Des identités militantes nouvelles se forgent dans un vécu commun, une acculturation, une réflexion sur soi et un objectif clair. « L’hybridation des valeurs s’est réalisée dans la confrontation des idées sur les places occupées, ces espaces libérés des contraintes qui deviennent ainsi le creuset vivant d’une pensée créatrice », analyse l’essayiste Benjamin Sourice (2).S’il n’a formellement rien permis d’obtenir, un mouvement tel que Nuit debout ne peut donc pas se résumer à un échec.

Cette irrigation n’est toutefois pas toujours réussie, ni forcément vertueuse. Certaines tentatives échouent par trop de mimétisme (comme le mouvement des Indignés français en 2011), d’autres pèchent au contraire par un trop grand cloisonnement. C’est ce que Laurent Marseault, « secoueur de cocotiers » et formateur de la galaxie des Colibris, appelle la « tragédie LSD ». Selon lui, les « libristes » du mouvement du logiciel libre et de l’open source, les « solidaristes » impliqués contre les inégalités sociales et les « duralistes » actifs sur le terrain écologique constituent trois courants aspirant à faire commun mais gaspillant une énergie considérable à cause d’un fonctionnement en silo. « Chaque chapelle observe ses propres cultes, malheureusement de manière assez cloisonnée. Celles et ceux qui pourraient profiter de leur expérience n’y ont pas accès », regrettent Mélanie Lacayrouze et Lilian Ricaud. L’une des clés est donc d’œuvrer à la rencontre. Tout particulièrement avec les mouvements féministes et décoloniaux, estime Frédéric Sultan, car ils interrogent la question du pouvoir et de l’hybridation des cultures.

Pour le militant, la pierre angulaire de toutes ces dynamiques doit être une réinvention de notre rapport au droit. Le mouvement des communs, précise-t-il, « interroge l’idée même que la propriété doive être centrale et supérieure à l’usage ». Exemple à Montreuil, en banlieue parisienne, où un patrimoine agricole singulier a été sorti de l’oubli et sauvé des bétonnières dans les années 1990. Les « murs à pêches », 35 hectares d’anciens vergers, accueillent aujourd’hui de multiples usages mais appartiennent à une mosaïque de propriétaires, pas tous soucieux de préserver les communs qui y fleurissent. Les groupes qui les font vivre s’échinent donc, non sans difficultés, à imaginer un modèle de gouvernance qui protège, sans le dévitaliser, cet espace de liberté. « Nous avons besoin d’institutionnaliser une norme marginale, de nous donner une forme juridique inédite dans laquelle le droit d’usage serait plus fort que le droit de propriété », explique Clément Girard, un acteur du lieu.

Tel est le grand chantier du mouvement des communs. « Nous devons faire au sujet du droit le même travail que celui réalisé depuis vingt ans par le mouvement altermondialiste avec l’économie, poursuit Frédéric Sultan_. Attac et consorts ont su démontrer que l’économie n’était pas qu’une affaire d’économistes. Le droit ne doit pas rester quelque chose qui s’écrit à l’Assemblée nationale sous la forme de lois et de décrets. Le commun, c’est justement d’écrire nous-mêmes notre droit. »_

Une idée simple qui peut faire du grabuge si elle se propage, estime l’économiste Éloi -Laurent (3). « Il s’agit de travailler à reconquérir nos imaginaires et à réformer nos institutions. Les imaginaires façonnent les valeurs, les institutions façonnent les comportements. La reconquête et la réinvention des récits communs constituent ainsi le plus puissant outil de changement social. » À petits pas, sur le chemin escarpé de la révolution des communs.

(1) Lire à ce propos Vivre à l’école en citoyen. 25 ans d’expérience dans un quartier populaire, sous la direction de Raymond Milliot, publié par Récit en 2004. Disponible en ligne.

(2) La Démocratie des places. Des Indignados à Nuit debout, vers un nouvel horizon politique, Benjamin Sourice, Éd. Charles Léopold Mayer, 2017.

(3) L’Impasse collaborative. Pour une véritable économie de la coopération, Éloi Laurent, Les liens qui libèrent, 2018.

Société
Publié dans le dossier
Gouverner sans chef, c'est possible
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