David Bobée : « Les œuvres sont moins importantes que les vivants qui les font »

Dès le premier confinement, le metteur en scène David Bobée avait réagi en faveur des compagnies et des salariés. Il exprime ici sa vision de la situation après neuf mois de crise sanitaire.

Gilles Costaz  • 2 décembre 2020 abonné·es
David Bobée : « Les œuvres sont moins importantes que les vivants qui les font »
© Arnaud Bertereau Agence Mona

Toutes les structures du théâtre public ont dû inventer leur sauvetage et leur nouvelle relation avec le public. David Bobée, qui dirige le Centre dramatique national de -Normandie-Rouen, fait des spectacles hors normes et se situe à la pointe du combat contre l’intolérance et le racisme. Il nous dit comment, avec son équipe, il traverse la crise causée par le Covid-19.

Comment avez-vous réagi aux obligations du premier confinement, en mars ?

David Bobée : Nous sommes tous entrés dans un monde totalement inconnu. Avant même l’annonce du confinement par le président de la République, j’ai tout de suite pris des dispositions du type télétravail et assuré le personnel et toutes les compagnies invitées qu’elles seraient payées malgré les annulations. J’ai refusé le chômage partiel. Notre financement est assuré par des contributions publiques qui n’ont pas fluctué avec la crise. Le CDN que je dirige, un établissement public de coopération culturelle, ne va pas recourir par deux fois à de l’argent public. Cela ne me semblait évidemment pas moral. La prolongation des indemnités chômage pour les intermittents, l’« année blanche », c’est bien. Mais personne ne vit bien au chômage, les artistes doivent travailler et obtenir un salaire. J’ai donc maintenu un habituel volume d’embauches, privilégié l’emploi. Assurer le salaire des artistes est essentiel durant cette période. Nous faisons de l’art vivant : les œuvres sont moins importantes que les vivants qui les font. Il faut que les artistes et les techniciens survivent à cette période ; les spectacles annulés, ils sauront les recréer ou en faire de nouveaux. Il nous aura fallu faire particulièrement attention aux personnes, protéger leur santé physique, certes, mais aussi financière et psychique.

Avant le deuxième confinement, vous avez rouvert vos trois salles, situées dans trois lieux de la région.

Viril****, mis en scène par David Bobée, avec Béatrice Dalle, Virginie Despentes, Casey et Zëro, au théâtre de la Foudre, Le Petit-Quevilly, les 11, 12 et 13 janvier, CDN de Normandie-Rouen, 02 35 70 22 82.

Oui, les gens ne réservaient qu’au dernier moment, mais ils venaient nombreux. On a pu donner des choses essentielles, mais sans la convivialité qui est la marque de fabrique de ce CDN, avec la fermeture des bars, des halls et des endroits de réunion. Le théâtre, ce n’est pas seulement les spectacles. C’est aussi l’occasion de reconnaître son humanité en celle des autres, présente sur scène mais aussi dans la salle, dans les espaces publics. Entrer et sortir d’un théâtre, cela fait partie de la représentation.

Comment se sont passées les discussions avec les autres structures et avec les tutelles ?

Avec les amis artistes, nous avons chacun choisi nos solutions. Tout est parti dans des sens multiples : face à l’inconnu, il n’y a pas de méthode ! Avec l’État, la région, les villes, les rencontres ont été nombreuses, tout comme avec les syndicats et les regroupements professionnels. J’ai demandé au conseil d’administration du CDN de me fixer un cap, de repenser les missions du service public en ce temps de crise sanitaire à durée indéterminée. Quelle responsabilité prioriser : la responsabilité d’employeur comme je le fais maintenant ? Que deviennent les autres responsabilités publiques, artistiques, territoriales dans nos missions ? Le virus les fait voler en éclats.

Aujourd’hui, je ne peux pas faire mon job normalement, personne ne le peut. Ce n’est pas à moi de définir le cadre politique ou le cadre financier, c’est à moi de les traduire en actes. J’ai très tôt demandé aux tutelles de s’engager financièrement sur 2021. Elles l’ont fait et cela a changé la vie de l’équipe, au moins dans sa capacité à se projeter.

Pas de découragement, de mécontentement ?

Ce n’est pas facile. Nous en sommes à 93 représentations annulées. Mes tournées sont stoppées, l’opéra de Wagner que je dirigeais a été annulé le jour de sa première, ma création pour le jeune public n’a pu se répéter, les actions culturelles disparaissent les unes après les autres, j’ai attrapé le Covid-19 sur une des rares dates de tournée. J’essaie de ne pas céder à l’abattement personnellement, mais je comprends le dépit collectif d’une profession fragile qui, en plus de voir son travail et ses engagements empêchés, en plus de l’inquiétude concernant son avenir, se voit qualifier de « non essentielle », ce qui est très maladroit. D’une façon générale, je pense que, quand il y a de la colère, il faut l’entendre. Quand il y a une fracture, il faut la traiter.

Vous luttez pour la diversité, vous faites partie de l’association Décoloniser les arts. Votre combat progresse ou régresse ?

Les choses ont vraiment avancé, je l’ai senti nettement. Mais il y a des personnalités qui ne se définissent pas comme racistes et font pourtant perdurer des actions racistes, qui défendent un endroit de privilèges pour les uns et d’exclusion pour les autres en accaparant l’universalisme, comme elles l’ont fait avec la laïcité, pour empêcher l’expression de tous dans l’espace public, par exemple.

Nous avons avancé, mais le camp d’en face a aiguisé ses outils intellectuels et politiques, et tend à -caricaturer nos actions pour l’égalité réelle. En outre, comme le dit Eva Doumbia, « si on est un exemple unique, ça ne sert à rien ». Cependant, on peut désormais utiliser le mot « racisé », pour dire « victime du racisme », sans se faire défoncer ! Aujourd’hui, les racisé·es prennent leur place dans la culture de la France. Peu importe les accusations de communautarisme ou autre indigénisme venues du camp des ringards : le mouvement est lancé et ne saurait être arrêté.

Votre spectacle Viril arrive au Petit-Quevilly en janvier. Vous le définissez comme « le paysage d’un féminisme révolutionnaire né de l’alliance des luttes minoritaires et des pratiques dissidentes lesbiennes, prolétariennes, trans et racisées »

On l’a créé malgré nous en catimini. Les spectateurs applaudissent comme à un concert rock ! Il n’y a que des femmes : Béatrice Dalle, Virginie Despentes, Casey, Zëro (les hommes accompagnent). C’est une parole vitale sur la violence systémique faite aux femmes. On s’empare à notre façon de l’adjectif « viril » et du masculin. Comme le dit Virginie Despentes avec ironie, « tout ce qui est cool est viril ».

Vous organisez au mois de mai le 3e Festival des langues françaises, dont Ronan Chéneau est le curateur. Quelle est sa logique ****?

Nous ne faisons pas de différence entre la littérature française hexagonale et la littérature francophone. Les belles lettres, ce n’est pas seulement dans l’Hexagone. Par ailleurs, le langage de la rue, le rap ont leur place à côté des autres écritures. La langue française n’est pas pure, elle n’existe réellement que dans sa diversité d’origines, d’accents et de registres. Elle n’est belle qu’au pluriel.

Grâce à Lucrèce Borgia, Peer Gynt ou Elephant Man, on vous voit comme un metteur en scène de spectacles de grande dimension, mêlant théâtre, cirque, musique… Cette voie est provisoirement suspendue ?

Avant d’être artiste, je me concentre durant cette crise sur mes responsabilités de directeur d’institution vis-à-vis d’autres que moi. Je réfléchis pour l’avenir à un spectacle antiraciste avec JoeyStarr. On réunit des textes des Caraïbes, de Léon-Gontran Damas notamment, et on remonte l’histoire de la négritude jusqu’au « Black Lives Matter » d’aujourd’hui. Le collectif me manque. J’ai besoin de collectif.

Théâtre
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