Argentine : Une victoire historique pour les femmes

Le pays vient d’adopter l’IVG sans conditions et gratuite. Les féministes ont eu gain de cause mais appellent à la vigilance, car les pressions religieuses restent tenaces au pays du pape.

Fabien Palem  • 6 janvier 2021 abonné·es
Argentine : Une victoire historique pour les femmes
L’émotion d’une militante après l’adoption de la loi autorisant l’IVG, dans la nuit du 29 au 30 décembre.
© Mario De Fina / ANADOLU AGENCY / Anadolu Agency via AFP

Une femme à la crinière blanche comme neige observe les manifestantes de la place du Congrès, en plein centre de Buenos Aires. Il est près de 16 heures quand Nelly Minyersky pénètre dans le palais législatif argentin. La chaleur de l’été austral mais surtout le contexte de la pandémie ont forcé cette pionnière du mouvement féministe argentin à la prudence. Pas de bain de foule pour Nelly, 91 ans, qui vivra cette journée historique à l’abri de la coupole du Congrès. Une coupole verte, la couleur de l’espoir mais surtout celle des drapeaux et des foulards portés par les militant·es en faveur de l’interruption volontaire de grossesse. Nous sommes le 29 décembre et les sénateurs s’apprêtent à valider le vote de la Chambre des députés et à légaliser l’avortement.

Le « oui » définitif du Sénat (38 voix contre 29) se révèle plus franc que ne l’auguraient les pronostics les plus optimistes. Un détail qui décuple la saveur de cette victoire pour les partisanes de la loi… De quoi gommer le souvenir amer de l’échec d’août 2018, quand cette même chambre haute avait mis son veto. « Cette loi est une grande victoire contre le vieux discours qui confondait sexualité et reproduction, se réjouit Nelly, qui fut la première présidente de l’Association des avocats de Buenos Aires. Ce discours maintenait les femmes au bas de la pyramide sociale, tandis que le plaisir demeurait un privilège des hommes. »

La loi obtenue autorise l’avortement, gratuitement et sans condition, jusqu’à la quatorzième semaine de grossesse et plante un décor qui pourrait mettre fin à une situation dramatique, celle de femmes condamnées à interrompre une grossesse non désirée de façon clandestine, parfois au péril de leur vie. Le ministère de la Santé argentin situe actuellement le nombre d’avortements clandestins entre 370 000 et 520 000 chaque année.

« C’est le fruit d’un long processus, d’un travail ardu, d’un lobbying incessant pour obtenir cette dépénalisation sociale », enchaîne Paula Lo Cane, également présente devant le Congrès le jour J pour accompagner « cette émotion collective très intense » vécue par la foule. Paula, 38 ans, est enseignante–chercheuse en philosophie et en éducation sexuelle. Cette habitante de Buenos Aires est membre de la Campaña, la campagne nationale pour le droit à l’avortement légal, sûr et gratuit, le conglomérat de collectifs qui articule, depuis 2005, les actions en faveur du renforcement des droits sexuels et reproductifs en Argentine. Paula a participé à la commission de rédaction du projet de loi, au sein de laquelle Nelly, forte de son curriculum de militante et d’avocate, fait figure de référence.

Non loin de Paula et de Nelly, en première ligne de la bataille, se dressent les pibas (argot argentin pour « jeunes filles ») regroupées sur la place jusqu’à plus de quatre heures du matin, quand la sanction du Sénat tombe enfin. Les parcours de vie sont infiniment divers, mais les revendications contenues dans un slogan unitaire : « Éducation sexuelle pour décider, anticonceptifs pour ne pas avorter, avortement légal pour ne pas mourir. » La devise de la Campaña deviendrait ainsi : liberté à disposer de son corps, égalité entre les riches et les pauvres (ces dernières étant plus exposées aux avortements à risque) et sororité. Face aux conjonctures diverses, la Campaña « a toujours défendu et revendiqué une indépendance totale vis-à-vis de l’État, des partis politiques et des croyances religieuses », précise Paula.

Les liens tissés entre les générations ont fait de Nelly et des autres féministes historiques des exemples à suivre pour les pibas qui les alpaguent dans la rue pour se prendre en selfie avec elles. « L’épique mobilisation de 2018 nous a épatées, se rappelle Nelly_. Nous savions que le projet réunissait du monde, mais de là à voir un million et demi de manifestantes et de manifestants, de tous âges, monter la garde lors du vote: cela dépassait toutes nos attentes ! Le mouvement Ni una menos_ (1) a joué pour beaucoup. Tout comme les lois très avancées adoptées en faveur des communautés LGBT et le mariage égalitaire, qui ont largement contribué à élargir les rangs de la marée verte. »

Le président argentin, le péroniste Alberto Fernández, arrivé au pouvoir fin 2019 et dont cette loi était l’une des promesses de campagne, avait déclaré, peu avant le vote : « La criminalisation de l’avortement n’a servi à rien, sinon à ce que les avortements aient lieu de façon clandestine et dans des proportions préoccupantes. Depuis le retour de la démocratie [en 1983]_, plus de 3 000 femmes en sont mortes. »_

Sa position en la matière semblait plus claire que celle de sa vice-présidente, Cristina Fernández de Kirchner, passée depuis sa présidence (2007-2015) du rejet de l’IVG à son soutien actuellement… Les liens entre l’ancienne cheffe de l’État et le pape (argentin) François n’ont visiblement pas empêché ce retournement de veste opportun. De son côté, le souverain pontife, plutôt discret sur le sujet, a adressé un message indirect à ses compatriotes en twittant, le matin du vote : « Le Fils de Dieu est né rejeté pour nous dire que toute personne rejetée est un enfant de Dieu. »

Pas de surprise pour les Argentines, qui n’attendaient pas le soutien du Vatican dans leur combat, bien que le groupe des Catholiques pour le droit à décider grossisse les rangs des manifestantes. C’est la persévérance des mouvements féministes argentins, qui ont inspiré en Amérique latine et au-delà, qui a permis ce succès. À travers ce que la psychologie politique appelle l’effet de persuasion « bottom-up » (de bas en haut). Ce procédé expliquerait par exemple pourquoi 11 députés du parti d’opposition Proposition républicaine (PRO), classé à droite, se soient laissé convaincre de voter pour, face à 42 qui ont voté contre.

Selon la politologue argentine María Esperanza Casullo, professeure à l’université de Río Negro, interrogée par le journal ElDiarioAR,_ trois ingrédients étaient réunis pour le succès de ce projet de loi : « Si une loi arrive au Sénat avec une bonne marge de députés en sa faveur, un président [de la République] qui lui exprime son soutien et des mobilisations dans la rue, c’est très difficile qu’elle ne passe pas. »

Dans le camp vert, on parie toutefois sur la prudence, en appelant à accompagner cette victoire législative d’une « veille militante », selon les termes de Natalia Di Marco, 46 ans, enseignante en lycée à Córdoba (centre), la -deuxième ville du pays et capitale de la province homonyme. « Dans tout le pays, il faudra rester vigilantes. À Córdoba notamment, car c’est à la fois la ville universitaire et bouillonnante, celle de la réforme universitaire de 1918, et celle de l’Église, où les pouvoirs ecclésiastique et judiciaire savent agir en complicité », poursuit cette militante expérimentée. Pour Natalia, l’une des clés du changement réside dans l’éducation sexuelle, dans un pays où l’État, même s’il assure une éducation laïque, finance toujours l’Église.

Dans les campagnes ou les petites villes, l’Église n’est jamais loin et l’anonymat des patientes est souvent illusoire. Les femmes ont plus de mal à accéder à l’IVG, jusqu’ici autorisé en cas de viol ou de danger pour le bébé ou la mère. Leur sort dépendant alors du bon vouloir du personnel soignant dans leur lieu de résidence. Demain, leur maternité cessera sans doute d’être livrée à la grâce de Dieu.

(1) Ni una menos (en français : « Pas une de moins ») désigne le mouvement de protestation contre les féminicides, né le 3 juin 2015, lors d’une grande marche à Buenos Aires.

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