Caroline Izambert : « Avec le Covid, la santé a été désenclavée »

Coauteure de Pandémo-politique, Caroline Izambert analyse les conséquences de la crise sanitaire sur nos sociétés fragilisées, et notamment les injustices qu’elles engendrent.

Olivier Doubre  • 27 janvier 2021 abonné·es
Caroline Izambert : « Avec le Covid, la santé a été désenclavée »
© Frédéric Scheiber / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Nous inaugurons ici une série d’entretiens sur la situation inédite provoquée par la pandémie de Covid-19, dont les conséquences, multiples, semblent illustrer ce que le philosophe Michel Foucault avait considéré comme une « nouvelle forme de gouvernementalité », désormais « biopolitique », liée à celle du néolibéralisme, c’est-à-dire une « rationalité politique à l’intérieur de laquelle sont posés les problèmes de la vie et de la population ». Le « cadre général d’une biopolitique », où pouvoir(s), économie, santé publique et libertés fondamentales apparaissent inextricablement liés, et où les priorités sociales, écologiques, sanitaires et démocratiques entrent ainsi en concurrence. Sur fond d’extrême urgence. Pour ce premier entretien, Caroline Izambert, docteure en sciences sociales (EHESS) travaillant pour l’association de lutte contre le sida Aides (cause dont elle est une militante de longue date), propose ici une analyse de cette pandémie autant « politique » que « sociale ». Et pointe la nécessité d’une « alter-politique », où la notion de « communs » et les exigences écologiques doivent se conjuguer avec une certaine remise en cause du (trop souvent intouchable) pouvoir médical sur les questions de santé.

Avec vos deux coauteurs, vous écrivez que la pandémie de Covid-19 est un « fait social total ». Pourquoi ?

Caroline Izambert : Ce qui m’a particulièrement marquée depuis l’apparition de cette pandémie, c’est la façon dont des questions qui étaient en quelque sorte techniques et relevaient le plus souvent de cénacles très spécialisés, voire d’experts, se sont retrouvées en première page des journaux. Par exemple, alors qu’elle avait disparu de l’espace public depuis le début de l’épidémie de sida, la question des essais cliniques est presque devenue un sujet de discussion de comptoir (même si les bars n’étaient plus ouverts) ! C’est pourquoi je suis tentée de dire qu’avec cette pandémie la santé a été désenclavée. En outre, on n’a plus entendu le discours, particulièrement en vogue depuis la crise économique de 2008, qui présentait la santé quasi exclusivement comme un « coût ». De même celui qui pointait la prétendue opposition entre une économie qui fonctionne et le fait de dépenser de l’argent pour la santé. Avec le Covid-19, cette opposition entre santé et économie s’est en quelque sorte écroulée sur elle-même. On s’est soudain rappelé cette évidence qu’une économie ne peut fonctionner que si l’on a des populations en bonne santé, en état de travailler et de consommer, et non en train de mourir par milliers ! La santé s’est désenclavée et ses liens avec l’économie et le reste de la société sont soudain redevenus évidents. C’est pourquoi nous parlons de « fait social total ». Car cette pandémie a rappelé aussi que les pays du Nord, qui se vantent habituellement d’une domination dans bien des domaines, ont des populations qui ne vont pas si bien que cela, ont des maladies chroniques, sont vieillissantes. Pour qu’il y ait cette épidémie et le drame de ses millions de morts, on a vu qu’il avait fallu le virus, mais aussi des populations fragilisées, souvent âgées, ce qui n’apparaissait pas forcément au départ. C’est la conjonction des deux qui a créé la crise sanitaire actuelle.

Ce qui, sans doute, vous a amenés à former le terme de « pandémo-politique », dans le sillage de la biopolitique, ou gestion politique par le pouvoir des questions relatives à la santé et à la vie…

Ce terme veut, pour nous, signifier que la pandémie s’est invitée bien au-delà des cercles qui, habituellement, se limitaient aux questions de santé, aux questions biopolitiques. Par exemple, le ministère de l’Économie et des Finances a dû évoluer et se transformer en prenant en compte ces enjeux, parce qu’il ne pouvait plus faire autrement. La pandémie s’est soudain mise à l’agenda, y compris de ceux qui a priori ne pensaient aucunement devoir se préoccuper de la gestion des corps (même si leur exploitation pouvait entrer dans leur champ, bien évidemment). C’est ce que nous disons aussi dans le livre : 1er février 2020, une grande partie du déroulement de l’année était jouée. On peut bien sûr discuter des erreurs de communication, des mensonges comme sur la transmission dans les écoles, mais l’essentiel était conditionné par des décisions antérieures. La pandémie a pris le pouvoir et les seules questions qui demeuraient en jeu étaient de savoir comment les autorités allaient pouvoir répondre et tenter de reprendre le contrôle. Mais, de même, au sein de la population générale, on a pu observer une sorte de conversion, ou de ralliement, à une certaine politique de « réduction » des risques : tout le monde s’est informé et a bientôt compris qu’en suivant tout le temps toutes les règles, on prenait d’autres risques, souvent d’un autre ordre, notamment en termes de santé mentale. Aussi, chacun avait besoin de s’informer pour pouvoir estimer à quels risques il entendait s’exposer, ou pas, pour quels bénéfices, etc. Comme des choses simples : le virus ne semblant pas être plus virulent à l’extérieur, cela vaut peut-être le coup d’aller se balader un peu pour ne pas déprimer… Des choses tout à fait triviales, en somme. Toutefois, on a vu que cette culture de réduction des risques était quasi inexistante parmi la population mais, pire, dans les discours publics. Évidemment les politiques néolibérales n’ont en rien aidé au financement des programmes de prévention ou à la préservation du système de santé publique (en particulier de l’hôpital), elles ne sont néanmoins pas les seules responsables du fait qu’on n’ait pas été capables, en France, de s’adresser en ces termes à la population. Il n’est plus resté au pouvoir que langage martial, ou autoritaire, pour faire adhérer aux mesures de santé publique.

Vous montrez en effet que les politiques néolibérales contre le système de santé publique français, dont l’hôpital, dénoncées par les luttes de ses personnels en 2019, ont entraîné les pénuries dès le début de la pandémie, des masques aux surblouses, des tests aux vaccins aujourd’hui. Mais vous soulignez les grandes différences entre volonté de privatisation et gestion néolibérale de la santé publique…

Le néolibéralisme a des capacités de prédation de l’argent public bien différentes de la simple volonté de privatiser tout le secteur. C’est, notamment, tout à fait clair dans le domaine du médicament : les firmes pharmaceutiques font financer par l’argent public la recherche fondamentale, là où les retombées économiques sont les plus incertaines et surtout les plus susceptibles d’être éloignées dans le temps. Et là où, sur vingt expérimentations lancées, il n’y en aura peut-être qu’une qui pourrait potentiellement être validée. Il s’agit donc d’un système qui ferait reposer sur le public la prise de risques maximale. Mais c’est surtout un système souple qui choisit d’appliquer ses principes s’ils lui sont profitables et les abandonne dans le cas contraire… Il n’y a qu’à voir comment, aujourd’hui, les entreprises pharmaceutiques cherchent à faire financer les relocalisations par des aides publiques.

D’où l’application de ce qui peut apparaître comme un « gros mot », à savoir un « triage »… Quelle est son histoire ? Qu’en est-il aujourd’hui de son application en tant que principe de décision ?

Son origine provient de la médecine de guerre, notamment au cours de la Première Guerre mondiale, mais elle remonte d’abord à la guerre de Crimée. Originellement, en médecine, le triage est un principe qui dit qu’il y a des situations où il faut évaluer le facteur temps/ressources : c’est-à-dire décider d’allouer au mieux des ressources dans un temps limité. Avec ce présupposé, a priori contre-intuitif, qui voudrait que, sur un champ de bataille, l’attention des médecins n’aille pas vers les blessés les plus graves mais vers ceux qui ont le plus de chances de survivre, c’est-à-dire ceux dont on peut penser qu’on tirera le maximum de bénéfices du peu de ressources qu’on a à disposition. C’est cela, l’origine du triage. Or, finalement, c’est une pratique ordinaire en médecine ; même dans des secteurs bien pourvus, il y a tout le temps dans la pratique quotidienne de la médecine, y compris celle de cabinet, des moments où l’on fait des choix selon les ressources et leurs rapports avec les bénéfices espérés. On pourrait ainsi dire que la réanimation est quasiment une spécialité dont le triage constitue le cœur du métier. Avec toute la difficulté morale ou éthique pour ses praticiens. Car ils doivent sans cesse estimer, à partir de grilles, comment un patient va pouvoir supporter les soins de la réanimation, qui sont généralement très invasifs, très traumatisants, à l’issue desquels il pourra survivre, mais aussi sortir dans un état extrêmement diminué. En France, les sciences sociales se sont mises à s’intéresser au triage dans les années 2010 (1). Car il s’agit d’une vraie question politique. On peut ainsi se demander si le scandale est davantage dans le fait qu’une personne de 88 ans ne va pas avoir accès à la salle de réanimation, ou dans le fait que, dans cette salle, il y a une forte proportion de personnes de milieux populaires, obèses ou, pour une grande part d’entre elles, racisées… Et quel est le triage qui a amené à cette surreprésentation ? C’était là l’un des objets sur lesquels nous avons voulu travailler, dans le contexte de l’actuelle pandémie. Comment sont établies toutes ces différences ? Sur quels critères ont-elles été établies ? Comment fabrique-t-on ces différentes situations ? Sachant qu’il n’y a pas ici, a priori, de « bons » et de « méchants »… Et sachant que, lorsqu’une grosse catastrophe survient, on ne peut plus évacuer, ou bien ignorer, ce type de contraintes ou de nécessités.

C’est pourquoi vous soulignez le caractère « éminemment politique de la santé », du fait que cette pandémie serait aussi une « maladie sociale »…

Cela s’explique d’abord par le fait que toutes les épidémies appuient sur des inégalités sociales préexistantes, en particulier de santé, chacune à leur manière. Le VIH a ainsi frappé des pans de populations très discriminées, minoritaires, comme les usager·ères de drogues, les hommes homosexuels, etc. Le Covid-19 est différent mais fonctionne quelque part de la même façon. Il y a d’abord une inégalité, qui n’en est pas vraiment une, celle de l’âge. Les politiques publiques peuvent difficilement empêcher de vieillir – même si elles peuvent aider à mieux vieillir. Mais là où le Covid-19 appuie, c’est surtout sur les inégalités sociales de santé, avec cet effet pervers que les personnes susceptibles de faire une forme grave appartiennent surtout aux couches populaires, où l’on va avoir une surreprésentation des comorbidités, et que les mesures de protection sanitaire ont plus fragilisé ces populations-là, comme les personnes qui se sont trouvées dans les emplois les plus exposés. Il ne s’agit pas de dire qu’il ne fallait pas prendre ces mesures mais, du côté de ces populations, c’est un jeu perdant-perdant. Car ces gens se sont trouvés davantage en contact avec le virus du fait de leur activité professionnelle puis, lorsqu’ils l’ont amené chez eux, ont contaminé des personnes davantage susceptibles de le contracter et dans une forme grave. Quand on recueillera les récits individuels de cette période, beaucoup d’histoires de ce type vont surgir. Je l’entends déjà dans le milieu médical, avec des infirmières et des infirmiers ou des aides-soignant·es qui travaillaient et ont ramené le virus à la maison, qui a fini par emporter leur mère ou grand-mère… Et cela a un caractère systémique, qui a en outre fortement brutalisé la société, dans des proportions dont on va certainement mettre beaucoup de temps à se remettre.

À la fin de l’ouvrage, vous appelez à une « alter-pandémo-politique », qui serait liée à la notion des communs et de triage écologique. Quels en seraient les grands traits ?

Nous avons eu la volonté, en particulier dans la dernière partie de l’ouvrage, de faire discuter la gauche, en soulignant le fait, à l’aune de la crise écologique, que le seul horizon dans tous les domaines, et plus particulièrement celui de la santé, qui serait l’augmentation des ressources par rapport aux besoins n’est plus tenable. Ce n’est même plus vraiment un horizon désirable. Une fois admis que les ressources ne sont pas infinies, l’enjeu est de savoir lesquelles sont disponibles (ce qui n’exclut pas qu’il faille en mettre davantage à certains endroits) et surtout comment, où et par qui est discutée l’allocation de ces ressources. Et qui doit les recevoir. En matière de santé, ce sont des enjeux extrêmement complexes et difficiles. Même s’il y a sans aucun doute, à gauche, d’autres domaines où cette façon de penser est plus aisée ou plus familière. Or, en santé, on vivait encore dans l’illusion des lendemains qui chantent ou du progrès indéfini, où tout allait pouvoir, à terme, se régler à coups de recherches et d’investissements. C’est-à-dire dans une logique de croissance perpétuelle. Ces principes doivent, également pour la santé, différer désormais. Nous nous sommes donc interrogés sur qui doit décider. Mais, aussi, comment décider plus démocratiquement de l’allocation des ressources en santé, en considérant qu’il n’y a pas forcément que les seuls détenteurs du pouvoir médical qui peuvent être acteurs de santé à côté des seuls soignants. Or on a vu avec cette épidémie un certain retour en force du pouvoir médical. Alors que l’on sait qu’il garde sa capacité de brutalités. Par exemple, le pilotage de l’épidémie à travers le (principal) prisme de la réanimation a entraîné une certaine cécité vis-à-vis de ce qui se passe dans les Ehpad. De même, de ce qui se passe parmi les étudiants dans les universités. On peut évidemment comprendre les réanimateurs et leur vision de l’épidémie, mais le pilotage d’après les seuls critères médicaux – et que ce soit la seule voix dominante pour des choix collectifs face à la pandémie – demeure extrêmement problématique. Tant qu’il n’y aura pas dans le système de santé une certaine présence de non-soignants plus importante, notamment dans le domaine de la prévention, on restera avec des médecins qui vont prendre des décisions allant bien au-delà de leurs compétences…

(1) Cf. « Le triage en médecine, une routine d’exception », Guillaume Lachenal, Céline Lefève et Vinh-Kim Nguyen, in Les Cahiers du Centre Georges Canguilhem, PUF, Paris, 2014.

Caroline Izambert Docteure en sciences sociales (EHESS) et membre de l’association de lutte contre le sida Aides.

Pandémo-politique. Réinventer la santé en commun, Jean-Paul Gaudillière, Caroline Izambert et Pierre-André Juven, La Découverte, 300 pages, 15 euros.

Idées
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