Les pas de Valls toujours plus à droite

En France, en Espagne et en Israël, on retrouve à intervalles réguliers l’ancien Premier ministre, systématiquement dans des sphères conservatrices.

Laurent Perpigna Iban  • 27 janvier 2021 abonné·es
Les pas de Valls toujours plus à droite
© LUDOVIC MARIN / POOL / AFP

L’omniprésence de Manuel Valls dans le paysage médiatique français ces derniers temps ne laisse pas la place au doute. Alors que des voix hurlantes mènent une guerre sans merci contre la nuance, la raison et l’expertise, l’ancien Premier ministre semble ravi de retrouver un terrain de jeu qui lui est familier. Car cette hystérisation des débats à la française, il l’affectionne autant qu’il la maîtrise : « Expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser », déclarait-il, après les attentats de janvier 2015, sur les questions relatives à la « radicalisation ». Une rhétorique qui pourrait symboliser à elle seule la longue dérive droitière de l’ancien député-maire socialiste d’Évry.

Numéro d’équilibriste

Analyser le parcours politique de Manuel Valls se révèle être un exercice à part entière, tant l’homme a multiplié les prises de position contradictoires depuis vingt ans. « J’ai milité pour le non, je voterai pour le oui », déclarait-il en 2005 à l’occasion du référendum sur la Constitution européenne. Comme un présage. Mais c’est davantage son numéro d’équilibriste lors des primaires socialistes de 2011 que la gauche garde en mémoire : alors qu’il mène une campagne de droite et qu’il termine l’exercice avant-dernier (avec moins de 6 % des votes), il opère un changement de cap spectaculaire.

Éric Fassin, sociologue et professeur à l’université de Paris-8, auteur de Populisme : le grand ressentiment (Textuel, 2017), explique : « Manuel Valls est passé maître dans l’art de transformer la défaite dans les urnes en victoire tactique et de soutenir ses adversaires “comme la corde soutient le pendu”. Lors de la primaire citoyenne de 2011, il a aussitôt accordé son soutien au favori, arrivé en tête au premier tour : François Hollande. »

Une stratégie payante : bien que clairement désavoué par la gauche, Valls deviendra tour à tour ministre de l’Intérieur (2012-2014) puis Premier ministre (2014-2016) du quinquennat Hollande. Des mandats qui resteront marqués par une droitisation sans précédent du PS : débats autour de la déchéance de nationalité, casse du code du travail, répression spectaculaire des mouvements sociaux, utilisation à outrance de l’article 49.3 et des ordonnances figurent – entre autres – à son palmarès.

En 2017, de nouveau défait à la primaire socialiste, Manuel Valls renie sa promesse de soutenir le vainqueur, Benoît Hamon. Il quitte alors le parti et fait les yeux doux à Emmanuel Macron. « Valls est devenu presque un nom commun, explique Dominique Vidal, historien, journaliste et auteur de nombreux ouvrages sur le conflit israélo-palestinien. C’est un synonyme de l’opportunisme que raillait Jacques Dutronc dans une chanson célèbre : “Il y en a qui contestent, qui revendiquent et qui protestent, moi je ne fais qu’un seul geste, je retourne ma veste, toujours du bon côté.” À la différence que ses retournements de veste ne lui sont pas toujours -profitables. »

Car c’est un fait désormais incontestable : la sensibilité politique de Manuel Valls évolue régulièrement au gré d’enjeux très personnels. « Il semble politiquement infidèle. En revanche, il reste fidèle à lui-même : n’a-t-il pas toujours été un homme de droite ? Alors qu’il se lançait dans les primaires socialistes, il lançait cet avertissement : “La gauche peut mourir.” On le comprend aujourd’hui, c’était une menace : le Parti socialiste a bien du mal à se remettre de lui », analyse Éric Fassin.

Croisade anti-indépendantiste

Alors, quand le 25 septembre 2018 Manuel Valls prend la direction de l’Espagne en vue de briguer la mairie de sa ville natale, Barcelone, beaucoup de Catalans ne croient pas à un soudain regain d’intérêt pour leur sort. Antonio Baños, journaliste et membre de la Candidature d’unité populaire (CUP, gauche indépendantiste), se souvient : « La gauche catalane, indépendantiste ou non, avait de lui l’image d’un Premier ministre français à la politique ultra-sécuritaire, qui expulsait une collégienne rom [l’affaire Leonarda (1)]. Nous le voyions arriver ici un peu à la manière d’un mercenaire, convoitant un poste qui ne cadrait pas avec son parcours. »

D’autant que l’arrivée de Valls se fait dans un contexte de profonde rupture, un an après un référendum d’indépendance qui avait bouleversé les rapports de force en Catalogne. « Historiquement, Barcelone est une ville à part, qui a une longue tradition sociale-démocrate. Manuel Valls s’est précipité sur les questions sécuritaires, sur l’immigration, des choses qui ne sont pas centrales dans le débat ici. Les vrais problèmes des Barcelonais, le tourisme de masse, les loyers, la gentrification, il les a ignorés, allant même jusqu’à leur expliquer qu’ils se trompaient de combat, que le tourisme était bon pour eux », poursuit Antonio Baños. La rhétorique de Valls est sensiblement la même qu’en France : il qualifie le mouvement Podemos de « populiste », la Gauche républicaine de Catalogne (ERC) de « séparatiste », et la gauche indépendantiste basque d’« héritière d’ETA ». Discréditer pour vaincre.

Les liens forts entretenus avec le très controversé Josep Ramon Bosch – premier fournisseur du carnet d’adresses de Valls, selon le quotidien El Mundo – avaient donné le ton dès son arrivée. Bosch, en plus d’avoir été épinglé pour sa proximité avec des plateformes nostalgiques du franquisme (2), est également à l’origine de la création de Somatemps, organisation d’extrême droite défendant l’« identité hispanique » de la Catalogne. Sans surprise, l’engagement de Manuel Valls au sein du parti de centre-droit Ciudadanos sera marqué par une croisade anti-indépendantiste. Fervent défenseur de la Constitution de 1978, il a un positionnement résolument hostile à l’indépendantisme qui va l’amener, en février 2019, à participer à une manifestation convoquée par la droite et l’extrême droite espagnole, en soutien à l’unité du pays. Un tournant.

« Beaucoup de ceux qui ont eu à travailler avec lui, y compris des journalistes de droite, ont décrit une personne antipathique, insupportable, voire insolente, explique Antonio Baños_. Et il se comporte parfois de manière inexplicable. Alors qu’il s’exprime parfaitement en catalan, il a refusé de répondre à des journalistes dans cette langue à Perpignan, alors qu’il le fait ici_ [à Barcelone]. Comme s’il considérait que, une fois la frontière passée, le catalan devenait un danger. » Un curieux changement de logiciel, motivé par une conviction assumée sans détour : « La République est une unité et sa langue est le français. Le basque et le catalan sont liés au séparatisme et promeuvent l’antirépublicanisme », déclarait Valls en octobre 2020 au micro de TV5 Monde.

En Catalogne, paradoxalement, Manuel Valls prend ses distances avec Ciudadanos, officiellement car le parti « trahissait son essence libérale et progressiste » – comprendre : flirtait avec l’extrême droite. Mais, une nouvelle fois, il va tirer avantage de sa déroute électorale : en se ralliant à son adversaire, la maire sortante de Barcelone, Ada Colau – après avoir martelé pendant des mois qu’il ne pactiserait jamais avec elle –, il empêche les indépendantistes de remporter la mairie de Barcelone. Un vrai motif de satisfaction pour lui.

Droite israélienne

Ce glissement vers la droite conservatrice s’est produit, similairement, sur la question israélo-palestinienne. Alors qu’au milieu des années 2000 il jumelait sa ville d’Évry avec le camp de réfugiés de Khan Younès, à Gaza, ses prises de position ont évolué de manière spectaculaire. «J’étais présent en mars 2006, le jour où Manuel Valls plantait l’arbre de la Palestine à Évry, se souvient Dominique Vidal_. Il avait tenu un discours qui m’avait gêné, tellement il était anti-israélien. Huit ans après, en pleine guerre contre Gaza, non seulement il défendait l’agression de l’armée israélienne_ (3)_, mais en plus il prétendait interdire des manifestations de soutien aux Palestiniens. »_

Fort de l’audience accordée par les médias français, Manuel Valls n’hésite plus à se positionner radicalement en faveur des courants israéliens les plus radicaux. Son apparition aux côtés d’Ayelet Shaked en 2017 en témoigne : alors ministre de la Justice, cette figure de proue de l’ultra-droite israélienne assimilait en 2014 les enfants palestiniens à « des petits serpents » et à des « terroristes à éliminer », dont les maisons et les mères doivent « disparaître ». Il se fait volontiers le porte-voix des secteurs les plus offensifs de la société israélienne : en plus de militer pour que la France reconnaisse Jérusalem comme « capitale éternelle de l’État d’Israël », il demande que soit mis « un terme à l’illusion du retour des réfugiés [palestiniens] » et que le Hezbollah libanais soit reconnu « pour ce qu’il est, une organisation terroriste (4) ».

« Il est devenu un inconditionnel non pas d’Israël, mais de la droite israélienne. En participant à toutes les initiatives de propagande organisées soit directement par les dirigeants israéliens, soit par leurs relais français, il pense probablement obtenir en retour du soutien de la part de l’électorat d’origine, de tradition ou de religion juive », explique Dominique Vidal.

Retour à l’envoyeur ?

Les rumeurs qui couraient depuis quelque temps tendent à se confirmer : Manuel Valls prépare un retour politique en France – il s’apprête d’ailleurs à sortir un nouveau livre, prévu pour mars. Au regard des éloges adressés – en particulier sur les réseaux sociaux – à Macron, l’ancien Premier ministre semble, en tout cas, s’en donner les moyens. Un retour qui sonnerait presque comme une évidence, tant ses thèmes de prédilection – sécurité, immigration, islam – occupent le débat en France. Pour Dominique Vidal, ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Valls figure parmi les principaux soutiens du Printemps républicain (5) : « Ils militent pour une laïcité de combat, en réalité islamophobe, contre une laïcité ouverte qui lutterait contre toutes les discriminations. Valls semble avoir été la cheville ouvrière d’une campagne menée contre l’Observatoire de la laïcité, avec la volonté affichée d’avoir la tête de ses représentants. C’est un des rares signes positifs de l’époque : ils ont échoué. »

Pour Antonio Baños, ce retour en France ne serait pas vécu comme un drame en Catalogne : « S’il n’était pas amené à gouverner, si ce n’était pas un homme de pouvoir, son parcours serait digne d’une comédie. Il n’empêche que, même en perdant, il est parvenu à priver les indépendantistes de la gouvernance de Barcelone. Comme s’il quittait ici le champ de bataille défait, mais avec les honneurs. »

(1) En 2013, Leonarda Dibrani, alors âgée de 15 ans, était interpellée à l’occasion d’une sortie scolaire afin d’être expulsée avec sa famille vers le Kosovo.

(2) En 2013, il participait à un rassemblement organisé par la Fondation Franco.

(3) L’opération « Bordure protectrice » menée par l’armée israélienne dans la bande de Gaza fera plus de 2 000 victimes palestiniennes.

(4) Tribune publiée dans les colonnes du Figaro le 26 octobre 2020.

(5) Lire « L’événement » de Politis n° 1625, 29 octobre 2020.

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