Lutte contre la corruption : Prière de ne pas déranger

Connue pour ses combats contre la corruption, l’association Anticor risque de perdre son agrément. D’autres organisations connaissent le même genre de sanctions qui ne disent pas leur nom.

Roni Gocer  • 20 janvier 2021 abonnés
Lutte contre la corruption : Prière de ne pas déranger
Sans son agrément, Anticor n’aurait pas pu faire rouvrir l’affaire touchant Richard Ferrand.
© Jérémie Lusseau / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Scène troublante sur TF1. Le 15 janvier, au beau milieu de « La Chanson secrète », le show du vendredi soir, surgit sur écran géant la figure d’Éric Dupond-Moretti. Familier dans le discours, impérieux dans la posture. Deux jours plus tôt, la Cour de justice de la République ouvrait une information judiciaire visant le garde des Sceaux pour « prise illégale d’intérêts ». Interrogé au Sénat, le ministre minimisait : « Je suis complètement serein. » Sa décontraction – réelle ou mise en scène – détonne avec les entraves que subit en parallèle l’une des associations à l’origine de la plainte qui le vise, Anticor. Depuis le mois d’août, l’organisation de lutte contre la corruption attend des services du Premier ministre le renouvellement d’un agrément essentiel qui l’autorise à ester en justice. Une lenteur anormale, forcément suspecte alors que l’association a déposé plainte contre plusieurs personnages clés de l’État, comme le secrétaire général de l’Élysée, Alexis Kohler, ou le président de l’Assemblée nationale, Richard Ferrand.

Plus qu’une exception, les attaques diverses contre des associations apparaissent comme des pratiques courantes. Dans le cas -d’Anticor, l’attaque est un silence. En dépit des relances concernant l’agrément, la direction des affaires criminelles et des grâces reste muette. Or, au terme d’un délai de quatre mois, son mutisme vaudra refus. Dès le 2 février (1), l’association pourrait perdre sa capacité à se constituer partie civile dans les affaires de corruption et ainsi forcer la saisine presque automatique d’un juge d’instruction.

« On doit demander au gouvernement l’autorisation de ne pas le ménager. C’est une situation problématique et vraiment anxiogène pour nous, témoigne la présidente d’Anticor, Élise Van Beneden. On ne sait pas ce qu’il adviendra des -dossiers dans lesquels on est déjà partie civile ni de ceux où le procureur refusait initialement d’agir. »

C’est ce qui s’était passé dans l’affaire des Mutuelles de Bretagne. Rappel des faits : Richard Ferrand est accusé d’avoir œuvré en 2011 pour que son groupe, dont il était le directeur général, loue des locaux appartenant à sa compagne. Le Canard enchaîné dévoile l’affaire en mai 2017, mais le procureur de Brest n’ira pas plus loin qu’une enquête préliminaire, suivie d’un classement sans suite en octobre de la même année. Anticor relance l’affaire en déposant quelques semaines plus tard une plainte avec constitution de partie civile. Un juge d’instruction est alors désigné, puis une information judiciaire est ouverte par le parquet national financier, suivie d’une mise en examen pour « prise illégale d’intérêts » en septembre 2019. Sans l’agrément d’Anticor, l’affaire se serait arrêtée en octobre 2017.

L’attribution d’un agrément, créé par la loi de « transparence de la vie publique » de 2013, devait garantir un meilleur cadre juridique aux associations luttant contre la corruption. Du moins celles répondant aux critères établis par le nouvel article 2-23 du code de procédure pénale, à savoir « toute association agréée déclarée depuis au moins cinq ans […] se proposant par ses statuts de lutter contre la corruption ». Élise Van Beneden reste perplexe : « Nous exerçons depuis dix-huit ans dans le domaine de la lutte anticorruption, nous répondons à tous les critères. On n’a jamais eu de problème pour obtenir l’agrément. Pour le dernier renouvellement, la demande ne faisait que deux pages. » En France, seules trois associations ont obtenu cet agrément, qui doit être renouvelé tous les trois ans : Anticor, Transparency International et Sherpa.

Pour cette dernière organisation aussi, le renouvellement a été un chemin de croix. Déposée en juin 2018, la demande de Sherpa est d’abord gratifiée d’un récépissé. Ensuite quelques courriers fuyants, et puis plus rien. Passé le délai de quatre mois, toujours rien. « Ça a été très problématique pour nous, raconte Chanez Mensous, juriste affectée au pôle financier de Sherpa. En l’absence d’agrément, nous ne sommes plus en capacité d’effectuer le cœur de notre action. Sur l’une des affaires Balkany par exemple, nous avons été contraints de nous désister. » En l’absence de réponse, les juristes de l’association répliquent par un premier recours administratif, en mars 2019. Sans attendre son issue, l’association entame une seconde demande le 15 octobre de la même année. Réponse positive le 20 octobre. Après seize mois d’attente, l’agrément est accordé en cinq jours.

« Comparé au reste de l’Europe, l’agrément est certes une innovation, mais sa durée de trois ans est trop courte par rapport au temps de la justice, commente Chanez Mensous. Surtout, il y a un conflit d’intérêts évident, puisque la direction qui délivre l’agrément est soumise au ministère de la Justice. Ça fait perdre toute substance à une mesure qui, initialement, était une reconnaissance du rôle des associations. »

En Europe, la volonté de bâillonner certaines associations n’est pas une spécialité des seuls pays de l’Est, comme la Pologne et la Hongrie. Ailleurs dans l’Union européenne, des blocs de soutien à la société civile ont également été mis sur pied pour organiser collectivement la défense d’organisations fréquemment ciblées par leur État. C’est dans cette veine que s’est constituée en France Libertés associatives coalition (L.A. Coalition), au début de l’année 2019. À la fois membre de l’association VoxPublic – qui conseille juridiquement les organisations – et investi au sein de L.A. Coalition, Benjamin Sourice justifie la démarche : « Nous avions besoin d’objectiver les attaques contre les associations. Il ne s’agit pas de cas isolés, mais d’un phénomène systémique. » Les offensives dénoncées sont hétéroclites : il peut s’agir d’une atteinte à la réputation de l’association (par exemple, des insinuations douteuses à l’égard d’une organisation musulmane), des coupes de subventions ou des retraits d’agrément (Anticor, Sherpa…) ou des attaques sur le terrain juridique (concernant les associations de migrants par exemple).

Au-delà des attaques attendues, comme celles provenant des mairies tenues par le Rassemblement national, Benjamin Sourice soutient que la pratique est très répandue dans tout le spectre politique. « L’un des cas marquants pour nous a été l’arrivée de Laurent Wauquiez à la tête de la région Auvergne-Rhône-Alpes. C’était presque un traumatisme originel. » Une centaine d’associations locales s’étaient mobilisées au sein du collectif Vent d’assos dès 2017 – un an après sa prise de fonction – pour dénoncer les baisses de subventions généralisées touchant tous les secteurs associatifs. Ou presque. La Fédération régionale des chasseurs avait reçu du même conseil régional, l’année suivante, une dotation généreuse de 3 millions d’euros. « Cette situation fait écho à une certaine pratique du pouvoir, qui refuse la participation des associations aux débats publics. Nous réclamons un autre rapport à la démocratie, que l’arbitraire cesse d’être la règle. »

Pour étayer leur propos, les membres de L.A. Coalition s’appuient sur un rapport de son comité scientifique, baptisé Observatoire des libertés associatives. Sur une période allant de 2010 à 2020, l’Observatoire a consigné une centaine de cas d’attaques ciblant des structures associatives. Pour le chercheur en sciences politiques Julien Turpin, qui l’anime, la nature « systémique » des atteintes aux libertés associatives est avérée. « Dans la culture politique ambiante, on s’est habitué à une figure du pouvoir monolithique, qui laisse peu de place aux autres. Ainsi, les entraves ne découlent pas toujours d’une intention malveillante, mais parfois simplement d’une sorte de routine institutionnelle. »

Même si tous les secteurs du monde associatif sont touchés, certaines associations se démarquent comme des cibles fréquentes : celles critiquant les politiques publiques ainsi que les organisations de défense des droits humains ou de l’environnement. Les cas à l’échelle locale sont également bien plus nombreux qu’au niveau national. Sans toujours se justifier, des communes peuvent ainsi sanctionner les impertinentes et gratifier à l’inverse celles perçues comme plus dociles. « On a parfois l’impression que le statut juridique des subventions relève du fait du prince. L’une des façons de lutter contre ça pourrait être d’instaurer des commissions mixtes et ouvertes, notamment à l’opposition, mais aussi à des responsables associatifs. L’idée serait que les processus de subvention ou de sanction soient moins opaques. »

(1) La demande envoyée le 6 août aurait été égarée, aussi les services du ministère procèdent à son instruction depuis le 2 octobre. Voir www.anticor.org