Alain Coulombel : « L’épidémie amplifie les dimensions du capitalisme contemporain »

Nous sommes entrés dans le « coronacène », une crise écologique majeure avec pour effets un « emballement planétaire » et une mise en évidence de la vulnérabilité de nos sociétés.

Olivier Doubre  • 17 février 2021 abonné·es
Alain Coulombel : « L’épidémie amplifie les dimensions du capitalisme contemporain »
À Wuhan, sur les bords du Yangtse, au premier jour du nouvel an lunaire, le 12 février 2021.
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Dans un essai rigoureux, Alain Coulombel, économiste et militant écologiste, membre du conseil de surveillance de la Fondation pour l’écologie politique, propose d’abord une chronique de la crise du Covid-19 depuis son irruption sur la planète. S’étant interrompu à l’automne dernier, il souligne combien la considérer comme une « parenthèse » que l’on pourrait refermer à brève échéance serait une erreur. Selon lui, on doit s’attendre à vivre désormais, pour longtemps, à l’ère du « coronacène », synonyme de l’anthropocène contemporain, avec nos écosystèmes fortement endommagés.

Vous présentez la crise actuelle comme l’apprentissage et le début d’un (certainement long) « vivre au temps du corona­virus ». Mais n’est-ce pas plutôt survivre ? Est-il vraiment possible de « vivre » dans des conditions pareilles ?

Alain Coulombel : Il s’agit en effet plutôt de survivre puisque la santé – ou la vie, comme Michel Foucault l’avait déjà bien souligné en son temps – est tellement devenue l’objet principal des politiques publiques que l’on en perd ce que certains auteurs appellent « les raisons de vivre » ! C’est-à-dire ce qui transcende la vie elle-même. Aujourd’hui, en effet, le maintien ou la protection de la vie ne deviennent plus que survie au détriment d’une existence pleine et entière. Car tout ce qui fait le sel de la vie, les liens, le contact, les échanges, le fait de pouvoir sortir librement, à toute heure, de pouvoir être mobile, s’adresser à l’autre, sont mis en péril. C’est l’horizon d’un monde sans contact – qui pourrait bien être l’imaginaire ultime du capitalisme contemporain –, qui revient à enfermer chacun dans sa propre bulle existentielle sans qu’il ne soit plus jamais en lien avec l’Autre (dans les cinémas, les théâtres, les bars, les restaurants…), en interdisant désormais toute rencontre. Tout ce qui fait l’imprévisible de l’existence est comme comprimé et finalement empêché à l’intérieur du confinement. C’est, je crois, une évolution tout à fait significative du moment présent. Mais c’est aussi pourquoi j’ai sous-titré mon livre « Vivre au temps du coronavirus », car je pense qu’on n’en sortira pas rapidement et que nous vivrons encore longtemps son empreinte sur nos existences.

Foucault définit la biopolitique comme le fait de « gouverner la vie des populations ». La crise sanitaire actuelle n’a-t-elle pas accentué les contrôles sociaux tous azimuts, portant au sommet le modèle du néolibéralisme autoritaire ?

Tout à fait. Je fais référence, dans un passage du livre, à un philosophe contemporain que j’apprécie, Frédéric Neyrat. Dans ses analyses de la crise du Covid-19, il parle d’une « forme de dramatisation de l’événement Covid » – c’est un événement dans le sens où il scinde notre actualité entre un avant et un après. On a beaucoup glosé sur le temps d’avant et le temps d’après, mais je crois qu’il y a dans l’événement Covid quelque chose qui fait irruption dans notre réalité et découpe deux périodes, même s’il y a bien sûr de grandes continuités structurelles entre les deux. Mais cette dramatisation des événements est bien une composante de la biopolitique contemporaine, au sens de Foucault en effet, dans la mesure où elle permet d’accroître la pression à travers toute une terminologie relative à la guerre, à la mobilisation générale, à la peur également, qui est une composante permanente de nos sociétés désormais.

On l’a vu aussi avec les prolongements de l’état d’exception, de l’état d’urgence, aujourd’hui sanitaire. Ceux-ci ont été décrétés à plusieurs reprises, que ce soit face aux émeutes des banlieues de 2005 ou, plus tard, face au phénomène terroriste, et ces états d’exception sont devenus au fil du temps l’état normal de nos sociétés. On nous a comme habitués à un scénario d’exception qui devient la norme. Et cela ne dérange quasiment plus personne !

Je suis d’ailleurs assez étonné de voir combien la population française (mais en Europe, c’est à peu près pareil) s’est totalement alignée sur les contraintes actuelles, qui sont assez bien acceptées finalement. Il y a certes quelques moments de désobéissance mais qui, souvent, s’appuient sur une forme de complotisme qui n’est pas soutenable non plus ou proviennent (comme en Allemagne ou en Autriche) de mouvements d’extrême droite ou de partisans des fake news. Et ce qui pourrait être une résistance portée par la volonté d’autonomie et d’émancipation n’existe pas, ou bien cette résistance n’est portée que par des mouvements qui conspirent contre les démocraties. Or, sans être partisan du fait de contester les mesures sanitaires, évidemment, on doit noter que l’on a accepté depuis une bonne quinzaine d’années au moins, et par paliers successifs, des reculs sur nos marges de liberté.

C’est tout à fait symptomatique et même gravissime par rapport à ce qui peut préfigurer l’avenir. Et le Covid-19 est un événement qui permet d’approfondir, d’accentuer tous ces dispositifs disciplinaires ou biopolitiques qui étaient déjà en place et relativement bien acceptés. On est en effet, en Europe, mais tout particulièrement en France, dans cette forme de néolibéralisme autoritaire qui, aujourd’hui, est devenue de l’illibéralisme. Au nom de la bonne santé, j’ai vu avec stupéfaction que l’Académie de médecine a récemment proposé que l’on ne parle plus dans les transports en commun, pour éviter la transmission du virus… On atteint là une sorte de sommet de déshumanisation absolue, dont le risque est bien réel aujourd’hui, au nom de la survie !

Tout cela est accompagné par une bureaucratie de plus en plus tatillonne, secondée par l’armée et la police. La réponse sanitaire française n’est-elle pas celle d’un autoritarisme caractérisé, teintée d’une rhétorique guerrière, où, dites-vous, « Liberté, Égalité, Fraternité » pourrait devenir « Propreté, Santé, Sécurité » ?

Je le crains en effet. Cette bureaucratie tatillonne est apparue de la façon la plus symptomatique avec le fait de demander aux gens, pendant le confinement, de remplir des autorisations pour promener leur chien, aller faire des courses, rendre visite à un parent malade, etc. Des autorisations pour tout, alors qu’en gros l’obligation de confinement a bien été respectée. Et ce qui m’a stupéfié aussi, c’est de voir comment les gens se sont pliés à ces mesures purement administratives et bureaucratiques, avec en outre des contrôles beaucoup plus stricts qu’ailleurs dans les banlieues ou dans certains quartiers… Le tout renforcé par l’expertise médicale, avec une étonnante confusion des genres parfois. Le pouvoir médical s’est trouvé quelque part décuplé. On a ainsi mis en place deux ou trois instances scientifiques censées définir les politiques publiques.

Je viens de voir qu’on saluait le fait que Macron aurait « repris le dessus sur l’expertise scientifique » et qu’on se félicite que, désormais, ce soit le politique qui décide. Au bout d’un an de pandémie ! Nous sommes dans une sorte de confusion des genres permanente, voire inquiétante. Mais le retour du poids pris par le discours médical dans notre actualité est tout à fait significatif. C’est aussi pour cela que j’ai employé les termes d’« emballement planétaire » pour titrer mon livre, même si la panique survenue peut évidemment l’expliquer. On a là une combinaison d’un emballement des médias, d’un emballement de la parole experte, d’un emballement de la recherche (avec des vaccins dont on a comprimé les phases 2 et 3 pour accélérer au maximum le cycle de leur production) et même d’un emballement de polémiques, depuis le professeur Raoult à l’efficacité des vaccins en passant par des déclarations délirantes sur les masques, qui n’auraient pas été nécessaires à une époque simplement parce qu’on n’en avait pas !

Tout cela me semble dessiner un contexte qui n’est que le prolongement d’une surréaction bien à l’image des formes du capitalisme contemporain, avec ses accélérations, suremballements, surexpositions. L’épidémie, avec ses raisons propres certes, amplifie des dimensions qui caractérisent très bien le capitalisme contemporain, auxquelles on peut évidemment ajouter la surconsommation.

D’un point de vue politique, diriez-vous que certaines libertés fondamentales et conquêtes sociales, pour lesquelles ont si longtemps lutté des générations de militant·es en faveur de l’émancipation humaine et contre les dominations, sont aujourd’hui en net recul ?

Je crois en effet que nos formations politiques à gauche ont beaucoup de mal à aborder cette crise sanitaire avec une certaine distance. Toutes ont assez peu de recul sur les conséquences de ces dispositifs, auxquels la plupart sont plutôt favorables. Je pense par exemple à la place qu’ont prise dans notre société les contrôles d’identité par la police. C’est anecdotique mais, demeurant en Haute-Savoie, j’ai été à Paris pendant le second confinement et j’ai été contrôlé deux fois par la gendarmerie puis la police, qui m’ont demandé mes autorisations et mes papiers d’identité, mesures dont on peut interroger l’utilité ou la justification. Il y a aussi les drones, les caméras dans l’espace public et bien d’autres dispositifs… Or on voit bien que les partis de gauche et écologistes sont assez mal armés par rapport à ces situations, aujourd’hui justifiées au nom de la science, de la raison et de la préservation des plus fragiles – ce que je ne remets pas en cause, bien sûr. Peu de formations politiques ont en tout cas une analyse critique de ce que nous vivons aujourd’hui, puisqu’elles considèrent à peu près qu’il n’y a pas d’autres solutions que celles qui ont été mises en œuvre.

Aujourd’hui, après les luttes contre le sida et pour l’accès aux traitements, notamment dans les pays pauvres, ne faut-il pas revenir, vu la gravité de la crise sanitaire, sur le système de propriété intellectuelle et décider qu’il ne s’appliquera pas aux produits Covid ?

Je crois que les recherches effectuées pour les vaccins devraient être mises au pot commun, ou plutôt devenir un commun de l’humanité. Surtout lorsqu’on sait qu’elles ont été pour une bonne part financées par de l’argent public ! De manière à ce qu’on ne soit pas sous l’entière dépendance économique des grands laboratoires, comme on le voit avec les difficultés de l’Union européenne pour conduire une politique efficiente de vaccination. Il faut que les vaccins deviennent des biens communs de l’humanité, de manière à ce que ces gros intérêts économiques ne viennent pas finalement ralentir la mise en œuvre des politiques de vaccination, en particulier en Europe. Mais il est certain que les pays les plus pauvres auront beaucoup plus de difficultés pour avoir accès à ces vaccins.

Cette crise ne révèle-t-elle pas notre grande vulnérabilité ?

Certainement. Outre l’emballement planétaire, on voit bien, du fait de l’organisation du capitalisme mondialisé, cette vulnérabilité de nos systèmes supposés protecteurs, maîtrisant au nom du progrès les techniques, les sciences et la conduite de nos sociétés. Et à cause d’un virus, la planète tout entière a simplement cessé de fonctionner et on a confiné, à un moment donné, plus de la moitié de l’humanité. Mais, outre notre vulnérabilité ainsi mise en évidence, la crise du Covid-19 marque probablement la première catastrophe écologique à échelle planétaire. On en avait eu quelques prémices avec les mégafeux en Californie et en Australie, des grandes inondations de plus en plus fréquentes, jusqu’à, ces derniers jours, un immense glacier de l’Himalaya qui s’est effondré…

Mais avec le Covid, au-delà de ces effondrements localisés, nous sommes face à une catastrophe d’origine écologique cette fois à dimension planétaire, puisque cette zoonose est induite aussi par la déforestation, la crise de la biodiversité, la métropolisation de nos espaces de vie, en somme par notre rapport à la nature et notre incapacité à habiter notre planète comme il faudrait l’habiter. Et malheureusement, le capitalisme étant aujourd’hui incapable d’analyser les causes et les ressorts de cette crise sanitaire, je crains qu’on reparte, une fois la situation revenue à une semi-normalité, dans une course folle productiviste et les mêmes schémas de croissance qui sont les nôtres depuis des décennies. Notamment avec le véritable chantage de la dette – dont on nous dit dès aujourd’hui qu’il faudra absolument la rembourser, alors que le volume incommensurable des sommes engagées laisse raisonnablement penser que ce sera totalement impossible.

Vous concluez votre ouvrage en proposant le mot de « coronacène », pour signifier l’état du monde qui est désormais le nôtre. Que vouliez-vous dire ?

J’ai voulu exprimer ainsi (de manière peu scientifique car le terme « coronacène » correspond plus à un jeu de mots) qu’il me semble qu’il n’y aura pas de véritable épilogue à cette crise sanitaire. L’idée qu’on pourra refermer assez rapidement la parenthèse et revenir à une situation à peu près normale comme avant la crise me semble tout à fait fictive. Car nous allons vivre, dans les années qui viennent, d’abord sous l’impact de l’épisode actuel, mais aussi, puisqu’il est très probable que l’on va connaître d’autres pandémies (avec peut-être d’autres coronavirus), une époque où la viralité des virus va devenir de plus en plus prégnante. Il est donc peu probable qu’on sorte indemne de cette situation. La crise économique, sociale et sanitaire aura des effets pour encore longtemps. La parenthèse ne se refermera pas et on va vivre longtemps à l’ombre de ces virus.

Alain Coulombel, Économiste, enseignant et porte-parole d’Europe Écologie-Les Verts.

Chronique d’un emballement planétaire. Vivre au temps du coronavirus sur la planète Alain Coulombel, Éditions Libre & solidaire, 168 pages, 14 euros.