Joss Dray à Jénine : La vie malgré tout

Avec Revenir à Jénine, vaste fresque autour du camp de Cisjordanie, Joss Dray retrace en images trente ans d’histoire tragique et courageuse.

Jean-Claude Renard  • 24 février 2021 abonné·es
Joss Dray à Jénine : La vie malgré tout
© Joss Dray

Un marchand ambulant qui vend du fenouil par bottes ; une couturière dans son atelier, concentrée, appliquée sur sa machine à coudre. Ici, deux femmes et un enfant qui devisent devant les éboulis de leur demeure, des graffitis sur les parois des maisons détruites, des parties de foot sur un piètre terrain d’infortune, des jeux de ballon, des dribbles amusés dans les recoins d’une ruelle, des gosses hilares, chambreurs, déconnants, déconneurs, scotchés à leur âge, insouciants, espiègles, malicieux, des pelletées de murs fracassés, une trogne observatrice depuis la fenêtre de sa maison, une fenêtre sans encadrement, percée par un obus, du linge qui sèche, suspendu à un fil sur une terrasse, au-dessus d’une baraque criblée, matraquée par les balles.

Et toujours ce méli-mélo de mouflets qui jouent, ces décombres par kilomètres, ces constructions et reconstructions, ce jardin de pierres explosées, ces ruines entassées, cette abnégation à ne pas céder devant l’âpre quotidien. Des images qui disent la réalité et la vie malgré tout. Mais encore la souffrance du peuple palestinien, dans le camp de Jénine, en Cisjordanie.

Bilingue, écrit en français et en arabe, Revenir à Jénine se veut une histoire vivante du camp de réfugiés, entre 1989 et 2018. Quasi trente ans d’histoire contemporaine, illustrée principalement par les photographies de Joss Dray (où le noir et blanc l’emporte sur la couleur). Non sans hasard. Voilà plus de trois décennies que la photographe vire, voyage, fréquente, trempe le camp de sa présence. Travail et implication au long cours pour relater une histoire intime et collective. Où l’on revient beaucoup sur l’opération « Rempart » et l’intervention de l’armée israélienne, début avril 2002, dans le camp, détruit à coups de bulldozers, à grand renfort de chars et de missiles s’abattant sur la population, une population civile privée d’eau, d’électricité, de nourriture. Où l’on revient aussi sur plusieurs figures du camp, emblématiques, telle celle d’Arna Mer-Khamis, « femme juive palestinienne, comme elle aimait à se définir », pointe Joss Dray, résidant à Haïfa et particulièrement engagée auprès des enfants du camp, créant un centre d’éducation alternatif, recevant le prix Nobel alternatif en 1993 et fondant, l’année suivante, avec la dotation du prix, le Stone Théâtre, « en souvenir de l’Intifada des pierres », rappelle la photographe.

Enrichi par de nombreuses images de photographes palestiniens (trop nombreuses parfois, parce que cinq ou six images sur une double page nuisent à la visibilité), Revenir à Jénine est aussi un livre nourri d’observations, de témoignages des habitants du camp, tous attachés aux lieux. Comme Ahmad, âgé de 25 ans, soulignant : « La patrie est un mot qui a peu de lettres, mais son sens est grand. La patrie est comme la mère et comme la famille, c’est une étreinte chaleureuse à chaque citoyen, et nous grandissons sur ses terres. […] Accepteriez-vous que la terre où vos ancêtres et votre père sont nés appartienne désormais à quelqu’un qui vous tire dessus, vous tue et vous expulse ? »

Mais, pour Leïla Shahid, déléguée générale de Palestine en France entre 1993 et 2005, qui signe la préface de cet ouvrage, « Jénine n’est pas seulement un haut lieu de la résistance à une occupation militaire qui dure depuis plus d’un demi-siècle en toute impunité, c’est aussi un lieu de vie, de création artistique, d’innovation culturelle, peut-être le seul espace qui a vécu une expérience de travail artistique et politique commun entre Palestiniens, Israéliens et Européens ».

En témoigne cette sculpture gigantesque, baptisée le Guetteur de Jénine, réalisée par Yves Henry avec le concours des adolescents du camp, qui lui ont attribué le nom de hassas, signifiant « sensible » en arabe, rendant hommage à un héros local, Abu Jandal, représenté tel qu’il a été abattu, agenouillé, mains attachées, replié, tête baissée. Une sculpture qui s’appuie sur un socle constitué de matériaux collectés dans les ruines par les ados, entre pierres, pièces de voitures et bois.

Revenir à Jénine, Joss Dray, préface de Leïla Shahid, introduction de Sari Hanafi, postface d’Edgar Morin, Scribest, 168 pages, 27 euros.