Chez Ikea, les meubles ont des oreilles

Dix cadres et quatre policiers sont jugés pour avoir systématisé les enquêtes sur la vie privée de salariés du groupe.

Erwan Manac'h  • 24 mars 2021 abonné·es
Chez Ikea, les meubles ont des oreilles
© Jeff PACHOUD / AFP

Un système généralisé d’espionnage est au cœur du procès d’Ikea France et de dix de ses cadres, ouvert le 22 mars devant le tribunal correctionnel de Versailles pour deux semaines. Cette imposante affaire de barbouzerie et de fichage explose en février 2012 dans les colonnes du Canard enchaîné et de Mediapart, avec la fuite d’une centaine d’e-mails internes montrant comment la multinationale suédoise s’est procuré, pendant des années, les fiches de police de ses futures recrues, sur un marché noir bien organisé.

À chaque ouverture de magasin, le directeur de la sécurité d’Ikea France, Jean-François Paris, transmettait une liste de noms à une officine nommée Eirpace, fondée par un ancien inspecteur des renseignements, Jean-Pierre Fourès. Des fiches de police étaient ensuite sorties du système de traitement des infractions constatées (Stic), pourtant confidentiel, grâce à la compromission d’officiers de police et de gendarmerie, avant d’être transmises oralement ou par courrier postal au domicile de Jean-François Paris. Par e-mail, des appréciations remontaient parfois sur les candidats – « personne à proscrire », etc. afin que ceux ayant été concernés par des affaires de police soient écartés, même lorsqu’ils n’avaient fait l’objet d’aucune poursuite. Selon plusieurs témoignages recueillis par les enquêteurs, c’est le PDG de la branche française d’Ikea lui-même qui avait institué cette pratique à partir de 2005.

Les e-mails internes dévoilent également des requêtes plus spécifiques, émanant des quatre coins de France : Jean-François Paris réclame une étude sur un employé modèle devenu du jour au lendemain revendicatif, à Bordeaux ; il fait éplucher les informations bancaires d’un salarié, pour connaître son train de vie ; commande l’espionnage d’une salariée et de son conjoint, « a priori gitan et considéré comme dangereux ». À raison de 80 à 150 euros par requête, Ikea a déboursé au moins 150 000 euros pour s’offrir les prestations du détective privé, entre 2006 et 2011, d’après les flux financiers qu’ont pu retracer les enquêteurs.

En marge de l’enquête, largement documentée par Le Canard enchaîné et Mediapart, on découvre qu’Ikea a fait espionner une cliente en litige avec la marque. Une « enquête complète et discrète » a également été commandée à un autre cabinet de « conseil », Groupe Synergie Globale, à l’encontre d’un syndicaliste de Franconville (95), épicentre d’une grève nationale en février 2010. La prestation, facturée 600 000 euros à Ikea, devait « déterminer les points forts et faibles de cette équipe », d’après la déposition du directeur administratif et financier lors de sa garde à vue, que Politis a pu consulter. Un faux caissier chargé d’espionner le syndicaliste avait même été embauché.

Mais ce n’est pas tout : dans la région -d’Avignon, le directeur d’un magasin avait établi des contacts personnels avec des policiers barbouzes, pour consulter les fichiers de police sans avoir à passer par le circuit mis en place par la direction nationale d’Ikea. Dans ce cas, les enquêteurs n’ont pas obtenu de preuve de transaction financière, mais des liens d’amitié se sont tissés, et la fille d’un officier de police a bénéficié d’un job d’été dans le magasin ami.

Cette affaire d’apparence hors norme révèle au grand jour une pratique qui semble en réalité banalisée. Les informations financières d’Eirpace ont en effet révélé que la chaîne de restauration rapide Quick s’était offert les services de l’officine, pour un montant total de 165 000 euros entre 2009 et 2011, soit deux fois le montant versé par Ikea durant cette période, révélait Mediapart en 2018. Castorama et Eurodisney ont par ailleurs été condamnés dans des affaires similaires.

Poursuivis pour détournement de données à caractère personnel, violation du secret professionnel et recel de ces délits entre 2009 et 2012 (bien que l’espionnage ait commencé dès 2003, d’après les éléments découverts dans un coffre-fort d’Ikea lors d’une perquisition), les quinze prévenus (dix cadres d’Ikea, quatre policiers et le détective privé) encourent des peines relativement faibles. Les principaux acteurs ont toutefois perdu leur poste et, pour la filiale française d’Ikea, l’amende pourrait se chiffrer en millions.

La société Eirpace a été placée en liquidation judiciaire deux mois avant l’explosion du scandale et 100 kilos d’archives ont été brûlés peu avant les perquisitions (Le Monde). Pour sa défense, Jean-Pierre Fourès affirme que les informations vendues étaient glanées sur les réseaux sociaux et dans la presse et qu’il les mettait en page pour faire croire qu’il s’agissait de fiches de police. Il a deux semaines d’audience pour tenter de convaincre les juges.