Le théâtre côté campagne

En dépit des contraintes actuelles, les artistes installés en milieu rural font tout pour continuer de défendre leur idée de la décentralisation.

Anaïs Heluin  • 17 mars 2021 abonné·es
Le théâtre côté campagne
Spectacle Torino 2CV, de Clémence Weill, mis en scène par Antonin Fadinard au Lyncéus Festival, à Binic, dans les Côtes-d’Armor.
© Vasil Tasevski

’en a plus que pour les gros et le haut du pavé ! Communautés de communes, ici “culturo-ego-centrées”, et pour finir brumes et brouillards covid-esques qui empêchent toute visibilité à court, moyen et long terme ! » Extraites du « petit message » adressé par Bruno Hallauer à Politis il y a quelques semaines, ces phrases en donnent le ton, strident. Par ce cri d’impuissance, celui qui a fondé le théâtre de l’Arantelle en 1984 avec sa compagne, Geneviève Blanc, n’entend pas seulement exprimer les difficultés qu’il endure à la tête de son lieu niché au creux de la Lozère, dans la commune de Saint-Flour-de-Mercoire, qui compte 150 habitants : c’est la précarité de toutes les structures similaires à la sienne qu’il souhaite soulever. Celle des « scènes vicinales ».

Sur l’enseigne de l’Arantelle, installé dans un ancien moulin réhabilité et transformé par le couple, cette expression inventée par Bruno Hallauer pallie un manque de vocabulaire institutionnel. Ce qui, d’après lui, traduit un défaut de reconnaissance en haut lieu de ces aventures artistiques pourtant nées dans le sillage de la décentralisation théâtrale, portée par une politique d’État dès les lendemains de la Seconde Guerre mondiale. Il y a une dizaine d’années, l’artiste et pédagogue qui, avec sa -compagnie l’Hermine de Rien, a monté de nombreux spectacles attirant des habitants à plus 100 km à la ronde, et organisé pléthore d’ateliers ayant suscité des vocations chez leurs jeunes participants, a même envisagé de lancer un « réseau des scènes vicinales ».

En se rassemblant, ces lieux associatifs en campagne, dévolus à la création autant qu’à la diffusion et à la transmission, pourraient sans doute mieux défendre leurs spécificités. Mais, happé par le quotidien très prenant de -l’Arantelle, le directeur n’a pu concrétiser son idée. Il tient aujourd’hui encore son théâtre à bout de bras, après avoir cherché, en vain, à en transmettre les clés en 2016. « Les subventions -d’investissement auparavant attribuées par les collectivités territoriales aux associations ont été supprimées. Ce qui a eu pour effet de décourager tout potentiel successeur », explique Bruno -Hallauer, qui souhaite voir continuer d’exister son lieu tel qu’il l’a fait jusque-là. Dans un esprit partageur largement inspiré par Jean Vilar, dont l’expérience au Théâtre national populaire de 1951 à 1963 fait encore référence pour de nombreux acteurs du spectacle vivant, notamment en milieu rural.

Pour Bruno Hallauer, pourtant, « l’idéal de la décentralisation se dissout, et le Covid n’arrange pas les choses : les aides vont en priorité aux scènes labellisées, au détriment des associations, qui n’ont, pour la plupart, pas les moyens de rémunérer les artistes ».

Une idée que partage pour l’essentiel Claude Montagné, fondateur en 1985 avec sa compagne, Sylvie Peyronnet, d’une autre « scène vicinale » : le théâtre de la Chélidoine près d’Ussel, en Corrèze, qui, faute de successeur, a dû fermer ses portes en 2018. «Il faut beaucoup d’énergie pour porter en tant qu’association ou Scop un lieu en milieu rural. Nous n’avons pour notre part pas eu à nous plaindre d’un manque de soutiens publics, mais, comme pour l’Arantelle, la suppression des subventions d’investissement décourage tout éventuel repreneur. »

Les campagnes n’en continuent pas moins d’attirer les jeunes générations d’artistes de théâtre, qui développent des relations particulières à leurs territoires d’élection. Depuis une dizaine d’années, on observe ainsi une multiplication de festivals de création en milieu rural. Comme leurs aînés, les artistes qui s’y consacrent se réfèrent volontiers à Jean Vilar. Ils citent aussi le Théâtre du peuple, utopie théâtrale fondée à la fin du XIXe siècle par Maurice Pottecher à Bussang, village lorrain à la lisière de l’Alsace.

Si leurs aînés se lançaient souvent en couple, en s’installant dans la région choisie, ces jeunes créateurs ont plutôt tendance à y venir en groupe et plus ponctuellement. En témoigne Léo Cohen-Paperman, à l’origine avec onze autres artistes de l’un des premiers de ces festivals d’un nouveau genre : le Nouveau Théâtre populaire (NTP), dont la filiation vilardienne est pleinement assumée. « En 2009, alors que nous étions encore étudiants, nous avons bricolé une première édition du festival dans la maison de la grand-mère de l’un d’entre nous, à Fontaine-Guérin, dans le Maine-et-Loire. Le succès assez inattendu de l’expérience nous a donné envie de poursuivre », dit-il.

En douze ans, le NTP s’est structuré sans s’éloigner de ses principes de base : un fonctionnement collectif qui permet à chacun de s’impliquer de manières diverses (au plateau comme à l’organisation), avec un minimum de moyens mais un maximum d’exigence esthétique au service d’un théâtre de répertoire. Après une édition 2020 annulée du fait de la crise sanitaire, la troupe se prépare à renouer au mois d’août avec son public désormais fidèle et nombreux. Ces retrouvailles se feront avec Molière, dont cinq pièces seront montées au terme d’un mois de résidence.

Une perspective joyeuse, mais non sans inquiétude : « Avec des entrées à 5, 10 ou 15 euros au choix, la billetterie représente près de 50 % de nos financements, le reste étant assuré par des subventions. Nous nous en sortions déjà de justesse, alors qu’est-ce que ça donnera avec des jauges réduites ? », s’interroge Léo.

Même question au Lyncéus Festival, créé en 2013 par la comédienne et metteuse en scène Lena Paugam à Binic, dans les Côtes-d’Armor, et dirigé depuis 2015 par cinq artistes. Également annulé l’an dernier, cet événement, qui regroupe des créations in situ issues de commandes d’écriture auprès d’auteurs et d’artistes de la génération de l’équipe du festival (30 à 35 ans), tire lui aussi une partie importante de ses ressources de sa billetterie, ainsi que de son bar et de son restaurant. Deux activités compromises cette année pour des raisons sanitaires. Afin d’éviter de trop grands rassemblements, le collectif part sur l’hypothèse d’un festival de dix jours au lieu de quatre, avec des tournées jusqu’en juillet. En plus des pièces, s’y tiendra une rencontre professionnelle sur les « festivals de proximité », «afin de mettre en avant leur dynamique commune, qui marque une nouvelle page de la décentralisation », affirme Lena Paugam.

Cette initiative s’inscrit dans un mouvement plus général, qui vise à consolider des histoires artistiques encore fragiles car, selon Léo Cohen-Paperman, «n’entrant dans aucune des cases existantes au sein des tutelles, elles peuvent tarder à obtenir la reconnaissance qu’elles méritent». Le collectif Lyncéus, par exemple, ne peut se permettre de rémunérer sur une longue durée les vingt-cinq artistes qui viennent chaque année en résidence à Binic. Lena Paugam est toutefois optimiste : «Nous sommes soutenus par les collectivités territoriales. Il faut simplement du temps, pour que les différents acteurs locaux nous connaissent mieux. » En attendant, il importe avant tout aux artistes de proposer le rendez-vous le plus convivial possible afin de reprendre au mieux leur échange avec les habitants.

Une priorité aussi pour Simon Delétang, qui reconnaît une vraie parenté entre les festivals cités plus haut et le Théâtre du peuple à Bussang, qu’il dirige depuis 2018. Son lieu a beau compter parmi les rares théâtres en milieu rural à être assurés de soutiens publics suffisants, il n’en formule pas moins une certaine appréhension devant la transformation nécessaire de sa saison d’été, qu’il va étendre sur deux mois. «Porter des œuvres de haute littérature en milieu rural est un geste délicat et militant, qui doit pâtir le moins possible du contexte. »

Nouveau Théâtre populaire, du 14 au 28 août, http://festivalntp.com

Lyncéus Festival, du 19 au 27 juin, www.lynceus.fr

Saison d’été du Théâtre du peuple, du 3 juillet au 5 septembre, www.theatredupeuple.com

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