Le ventre d’Aube dorée toujours fécond

La condamnation historique des dirigeants du parti néonazi a fait changer la peur de camp mais n’a pas assaini la vie politique.

Angélique Kourounis  • 10 mars 2021 abonné·es
Le ventre d’Aube dorée toujours fécond
Une manifestation antifasciste le 12 octobre 2020 à Athènes en souvenir du rappeur Pavlos Fyssas, assassiné en 2013.
© MILOS BICANSKI/GETTY IMAGES/AFP

Quatre mois après l’épilogue du procès d’Aube dorée, où en est-on ? Condamné le 7 octobre à treize ans et huit mois de prison ferme, Christos Pappas, numéro deux du parti néonazi et son redoutable théoricien, est toujours en cavale. L’eurodéputé Ioannis Lagos, directement impliqué dans l’assassinat, en septembre 2013, du rappeur antifasciste Pavlos Fyssas, siège toujours à Bruxelles, bien que condamné à treize ans de prison ferme. Les bureaux de cette organisation, reconnue comme « criminelle » par le tribunal pénal d’Athènes, sont encore ouverts, tous drapeaux dehors. Si le journal du parti a cessé de paraître, son site, lui, fonctionne très bien. Des militants ont manifesté, le 3 mars, dans le port du Pirée. Enfin, cerise sur le gâteau, Nikos Papavassiliou, cadre du parti, responsable de plusieurs pogroms et condamné à six ans de prison ferme, vient d’être libéré sous conditions.

« Elle est là, la limite de l’État, fulmine Costas Papadakis, avocat de la partie civile. La police n’a même pas lancé de mandat d’arrêt international contre Pappas, qui lui a filé entre les doigts alors qu’il était censé être sous surveillance. Et rien n’est fait, ni du côté du gouvernement grec ni du côté du Parlement européen, pour accélérer l’extradition de Lagos. » Papadakis, comme beaucoup, est certain que d’autres libérations sous conditions vont suivre. Un coup de poignard de plus pour Magda Fyssas, la mère de Pavlos Fyssas, devenue malgré elle le symbole de la résistance antifasciste. Mais elle se prépare à l’inévitable. « Je serai là à chaque audience du procès en appel qu’ils vont faire. À chaque demande de libération. Je ne leur donnerai aucun répit. Je serai devant eux à chaque instant », a-t-elle fait savoir dès les premières demandes de liberté conditionnelle des condamnés.

Pourtant, malgré ces limites, le verdict du procès rendu le 7 octobre 2020 est d’une portée capitale. En Grèce, mais pas seulement. Au bout de 417 audiences, 58 des 69 accusés ont été condamnés, dont 50 reconnus coupables d’appartenance à une organisation criminelle sous couvert de parti politique. Le fondateur du parti, le négationniste Nikos Michaloliakos, qui aimait se faire appeler « Führer », a écopé de treize ans et huit mois de prison ferme. Seize de ses fidèles lieutenants, qui roulaient des mécaniques dans le Parlement grec durant les sept années où ils y ont siégé, ont également été condamnés à de lourdes peines, mais deux d’entre eux ont obtenu du sursis. Sur les bancs des accusés, ils côtoyaient les petites frappes qui terrorisaient les migrants et poignardaient dans la nuit leurs opposants.

Koufontinas se meurt, le pouvoir se venge

En grève de la faim depuis le 8 janvier, Dimitris Koufontinas agonise dans l’indifférence du gouvernement. En prison depuis vingt ans pour l’assassinat d’anciens collaborateurs de la dictature des colonels, il réclame le simple accès à son droit de solliciter une liberté conditionnelle, ouvert à l’automne dernier. Il vient d’être escamoté en décembre : le Premier ministre Mitsotakis (droite), dont le beau-frère fut victime du militant, a fait voter une loi spéciale visant Koufontinas – c’est le seul détenu concerné en Grèce. Extrait de sa prison rurale, il est de nouveau en cellule de haute sécurité, privé de revoir son fils. « Alors que les prisonniers d’Aube dorée échappent à cette loi, du fait d’une subtilité : elle vise les personnes poursuivies pour “terrorisme”, mais pas dans le cas de “participation à une organisation criminelle” », souligne le militant Yannis Youlountas. La perspective de voir un prisonnier politique mourir d’une grève de la faim, une première en Grèce, met la rue en ébullition, envahie de milliers de manifestants en dépit du couvre-feu.

Ce verdict était inimaginable après des années de complaisance des institutions et d’une grande partie des médias à l’égard de cette nébuleuse criminelle à l’origine d’au moins deux assassinats, de plusieurs pogroms et de violentes agressions, avec des blessés graves. Il a été accueilli par les quelque 50 000 personnes rassemblées devant le tribunal dans une liesse populaire jamais vue depuis la chute de la dictature en 1974.

En premier lieu, les sections d’assaut qui sévissaient dans les rues ont disparu. « Ce n’est pas rien », souligne Eleftheria Tobatzoglou, l’une des avocates de la famille Fyssas, elle-même victime, au Pirée, d’une expédition punitive d’Aube dorée. « Marcher sans devoir vous retourner dans la rue vous change la vie », lâche-t-elle en riant. « Le climat a changé », reconnaît de son côté Loukas Stamellos, d’Omnia TV, le seul site d’information alternatif qui, pendant tout le procès, a fait une -émission hebdomadaire pour rendre compte des audiences. « Les partisans d’Aube dorée n’osent plus parler publiquement. La peur a changé de camp. »

Ce procès crée en outre un précédent précieux pour les enseignant·es, comme Irini Kondaridou, confrontée aux interventions de parents d’élèves « aube-doriens » qui voudraient que l’histoire récente soit racontée de leur point de vue. « Désormais, je peux me prévaloir de cette décision pour expliquer à mes élèves qu’Aube dorée est bien une organisation criminelle et pourquoi l’idéologie du nazisme est condamnable. Cela paraît aller de soi, mais pas en Grèce », explique cette syndicaliste. De fait, en Grèce, où les partis de gauche étaient autrefois poursuivis, il est impossible, selon la Constitution de 1974, d’interdire un parti ou une idéologie, fût-elle nazie. C’est pourquoi les bureaux d’Aube dorée sont toujours ouverts. « Il faut que le législateur aille jusqu’au bout de ce verdict et ferme ces bureaux, martèle Dimitris Zotos, l’un des avocats des parties civiles, ou alors c’est la rue qui va s’en charger. On ne peut pas accepter qu’une organisation criminelle ait pignon sur rue. »

Au procès, l’idéologie d’Aube dorée a été appréhendée par la partie civile en tant que mobile des crimes : « C’est ce qui a court–circuité la défense, qui parlait de procès politique », rappelle Chryssa Papadopoulou, avocate de la partie civile. C’est aussi ce qui a fait réfléchir l’ensemble des partis proches d’Aube dorée, qui suivaient de très près ce procès, tout comme CasaPound en Italie, le NPD en Allemagne, le SNS en Slovaquie ou même l’extrême droite française. « Aube dorée était un modèle, explique Jean-Yves Camus, politologue spécialiste de l’extrême droite, car elle prouvait que les marches au flambeau, les cérémonies à la Nuremberg ou les pogroms sont encore possibles, y compris pour un parti élu au Parlement européen. » Yannis Batsakis, journaliste qui a longuement enquêté sur Aube dorée, va plus loin : « Ces partis étaient fascinés et envoyaient des observateurs à chaque grand-messe d’Aube dorée, car ce parti était entré au Parlement légalement, via des élections, dans le but de le détruire, comme Hitler l’avait fait, et tous rêvaient de faire la même chose. Ce procès a mis un frein à tout cela. » Certes, mais quid de la catharsis des institutions grecques, gangrenées par l’extrême droite depuis la fin de la guerre ? « Il n’y a pour l’instant aucune volonté politique de s’y atteler, relève Eleftheria Tobatzoglou, mais, si un jour les institutions du pays veulent s’y mettre, ce verdict est un excellent outil. »

Reste que le récent virage autoritaire du gouvernement conservateur de Kyriakos -Mitsotakis renvoie cette éventualité aux calendes grecques. Les quatre ministres et secrétaires d’État issus de l’extrême droite ont tous, lors du récent remaniement ministériel, pris du galon ou ont été confortés dans leur position. Les lois dernièrement votées sont toutes liberticides, qu’il s’agisse de la presse de plus en plus muselée, des droits des demandeurs d’asile de plus en plus restreints, tout comme ceux des prisonniers, de l’éducation de plus en plus surveillée, du droit de manifester de plus en plus limité, sans parler de la police, qui a manifestement reçu carte blanche pour réprimer les manifestations avec une violence aux forts relents de revanche politique. Cette même police qui, une minute à peine après la condamnation d’Aube dorée, dispersait la foule à coups de canons à eau et de gaz lacrymogène.

Peu après, dans les manifestations qui ont suivi, on pouvait entendre : « Les gauchos, nous, on les baise ! » Aube dorée n’aurait pas dit autre chose. Pour Nikos Smyrnaios, professeur à l’université de Toulouse, là est le danger. « L’extrême droite en Grèce a toujours été intégrée dans les partis conventionnels conservateurs. Aube dorée était parvenue à s’autonomiser. Ce procès marque la fin d’un cycle et la réintégration dans la droite conventionnelle de ses partisans, et même de certains cadres. C’est autant sinon plus dangereux. » D’où les messages répétés des avocats de la partie civile, qui appellent « à ne pas baisser la garde ». Autant dire que la Grèce en a fini pour un moment avec Aube dorée, mais pas avec l’extrême droite.

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